LE BRUIT DU OFF

Lebruitduoff.com – 14 juillet 2023

AVIGNON OFF 2023. Tous les poètes habitent Valparaiso – Dorian Rossel – Théâtre Transversal à 11h (durée 1h) – du 7 au 25 juillet 2023.

Une rocambolesque histoire vraie racontée avec une grande justesse

Le titre fait rêver, le nom de la Compagnie (Super Trop Top) fait sourire, et le metteur en scène, Dorian Rossel : une promesse de propositions originales (souvenez-vous de Quartier Lointain et de Lanterna Magica). Il suffit d’ajouter Aurelia Thierrée dans la distribution (Murmure des murs, Bells and Spells), et tout est réuni pour un beau voyage. Tous les poètes habitent Valparaiso est à la fois une énigme, une enquête, une mise en abime successives, et un questionnement du processus créatif. Les trois acteurs nous font voyager sur trois continents et cinq décennies avec une économie de moyens et une efficacité rare. Le récit, haletant, prend corps avec justesse, tout est à sa place, tout a un sens. Une belle réussite à découvrir sans hésiter !

Invités à la radio, deux représentants de la Troupe de Théâtre du Verdier dévoilent des séquences de la création de leur nouveau spectacle sur un poète chilien, Juan Luis Martinez. Dans le même temps, Jean-Louis Martinez prépare son discours de départ en retraite de la croix rouge, et Scott Blum, chercheur en littérature sud-américaine, s’apprête à se rendre à Valparaíso pour les célébrations qui marquent les vingt ans de la disparition du poète. Ces destins vont s’entrecroiser de manière inattendue…

Petite salle, petit format : une table et trois chaises, un voile de polyane, des tableaux de couleur de tailles variées sur le côté comme un clin d’œil aux maisons colorées des collines de Valparaiso. Il en faut peu pour raconter une histoire ou camper un personnage. Un lissage de cheveux suffit pour se transformer en poète chilien, une écharpe et une casquette pour devenir un universitaire américain, des lunettes de soleil pour incarner la femme du poète. Des enregistrements convoquent d’autres personnages, le souvenir d’Allende ou du coup d’état de Pinochet, les bruitages remplacent n’importe quel accessoire. Toutes ces astuces rendent le temps élastique et font fi des distances. Les tableaux de couleur cadrent l’espace et rythment les changements de lieu. Tout est fluide, facile, les gestes sont justes, le puzzle se résout petit à petit sous les yeux des spectateurs.

Quelle histoire ! Difficile d’en révéler beaucoup sans gâcher le plaisir de la découverte aux futurs spectateurs. Il suffit de dire que l’histoire est vraie, qu’elle est née d’un article découvert dans le journal Le Temps, et qu’hormis le poète chilien, tous les protagonistes sont encore vivants. C’est l’histoire du poème « Quien soy yo », devenu emblème d’une révolution.

        Si mon destin est sur la terre parmi les hommes

        il faudra accepter en moi ce qui me définit,

        car je ne veux pas être un autre que moi-même.

        …

        Ma part de travail c’est d’assumer ma liberté.

Ce poème attribué à Juan Luis Martinez a beaucoup voyagé, questionne son auteur qui joue avec l’histoire et l’Histoire de manière posthume.

L’œuvre de Juan Luis Martinez et la pièce elle-même questionnent intensément le processus créatif. Le poète chilien joue de son identité, cherche à s’effacer derrière son œuvre, brouille les pistes. L’existence du poème est indépendante de celle de son créateur. Quant à la troupe de théâtre, elle cherche aussi, s’interroge « je ne sais pas bien où on va » n’aura de cesse de répéter la comédienne Alice. Elle joue ici de sa célébrité d’actrice d’une série à la mode, qui n’a rien à voir avec son travail théâtral. Tout le monde cherche, et vise une œuvre qui dépasse son auteur.

Tous les poètes habitent Valparaiso est une formidable invitation au voyage. Le spectacle montre que la réalité dépasse largement la fiction, et que le talent ne se mesure pas au nombre de sièges dans une salle d’Avignon.

Emmanuelle Picard

Photo © Daphne Bengoa