« RIEN N’A JAMAIS EMPÊCHÉ L’HISTOIRE DE BIFURQUER », LA LIBERTÉ CONTAMINE…

Lebruitduoff.com – 8 juillet 2025
AVIGNON OFF 25. Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer – Cie In Extrémis – La Scierie à 18h.
Avant tout, il y a ce brouillard. Quand on entre dans le théâtre, dans ce monde-là, il y a des phares pointés vers nous. Un en face violent et brutal. Des points de lumière dans la nuit. Qui aveuglent. La nuit du monde. Notre nuit sans doute. Et peut-être va-t-on se jeter éperdument dans cette brume. Emportés par les mots de Virginie Despentes. La révolution. La liberté. La douceur. Emmenés par toute cette musique qui, dans un instant va claquer ses premières mesures. Et elles claquent. Rapides. Brèves. Des sons imaginés par Rémy Chatton, accompagné de son inséparable comparse Vincent Le Nolan.
Violoncelle. Guitare. Percussions. Une infinie justesse de la musique. Un équilibre admirable. Une balade intime avec les mots. Parfois les musiciens s’échappent seuls. De brefs instants. De brèves méditations. Parfois ils sont rudes. Puis tendres. Parfois aussi ils accompagnent des chants. Comme des comptines d’enfants perdus. Ou des complaintes de femmes blessées. De toutes les femmes blessées. De toutes les blessures. Parce que oui, « rien ne dit que demain ces soldats et ces flics ne décideront pas de changer de programme et de ne plus tirer sur les hommes les femmes et les enfants ». Et vient doucement le murmure de cette ombre encapuchonnée, assise, qui nous fait dos. Tout de suite comme une ombre reposée mais encore lasse de ses combats. De ses cris. De ses douleurs. L’ombre c’est Anne Conti. Elle a « mille keufs dans la tête » et certainement l’espoir aussi. Elle commence comme ça, presque inaudible par instants. Puis elle va magistralement rendre tous ces mots de Despentes éminemment évidents. Un texte limpide. Nous offrir un propos aussi clair que la lumière des phares maintenant éteints. Elle va nous livrer ce texte avec une rare humanité. Sans fard. Sans autres artifices que ceux de son théâtre. Elle semble s’occuper un peu, parfois, sur le plateau, mais on s’en fout. Peut-être qu’elle pourrait errer comme ça sans rien. Sans rien faire. L’humanité sincère. Voilà ce qui nous importe. Celle-là même qu’elle partage avec Despentes. Et nous donne avec cette noblesse des gueux. Généreuse . Déterminées sont elles à nous dire. « Chaque fois que tu as le courage de faire ce qu’il te convient de faire, ta liberté me contamine. Chaque fois que j’ai le courage de dire ce que j’ai à dire, ma liberté te contamine »
Elle est dans des décombres. De quoi ? Hélas le choix est vaste. À chacun son choix. Ses références. Sont imagerie. Des gravas blancs et presque trop propres où sans doute est passée la complice Phia Ménard. Comme si son ombre à elle passait furtivement nous saluer. Clin d’oeil. Détruire dit-elle. Un coin du monde un peu déglingue parce qu’il faut bien, sans doute, un quelque part pour construire son échelle de Jacob. Ce qu’elle fera vers la fin. Un petit îlot de plâtre pour grimper un peu plus haut, scruter plus loin ou se hisser enfin, presque apaisée mais toujours en alerte, sur ce promontoire de fortune, ultime et dérisoire refuge. Planté là comme un symbole de liberté à l’entrée d’un nouveau continent.
Parce que oui, « On n’est pas obligé pour les armes. On n’est pas obligé pour la guerre. On n’est pas obligé pour la destruction des ressources. »
Alors quoi, cette terre bricolée de partout, ni genre ni frontière, terre plâtreuse, terre soleil, terre océan, terre souillée, bousillée, récupérée, bardée de frontières, de lois, de conflits. Cette terre des miséreux et des puissants. Ce doigt de dieu qui pointe et qui punit. Ces cris ces pleurs tout ce fatras de plâtre. Nous y voilà ! Oui mais. « Rien ne me sépare de la merde qui m’entoure ». Cette planète si frêle et si fragile hissée à la force des bras par cette demi-punk aux cheveux barrés de rouge. Sur cette voile soudain céleste, des images de Cléo Sarrazin. Quelques couleurs. À peine esquissées. Peut-être un peu de rouge. Sang. Des ocres perdus. Tout est dans cette belle lumière paradoxale de Laurent Fallot. Douce et abrupte. Sombre et terriblement lumineuse. À l’aune du texte.
Oui, on ne l’oublie pas nous sommes au théâtre. À contempler cette putain de terre qui se balance au bout d’une guinde. Et nous voilà. Confortables. Distants du monde. Dans notre écrin. Assemblés. Rassemblés. Et pourtant, par la seule puissance du théâtre si présents à lui-même. À nous-mêmes. Au désastre. À l’espoir. « Il faudra dire douceur… Il n’y a qu’un seul univers. Le même pour tous ». « La parole est ce que nous avons fait de plus important ». Anne Conti la prend ici avec force, avec bienveillance, avec vérité. Elle la prend et fait mieux, elle nous la rend, à sa façon, tout comme Despentes. Cette parole devient notre parole. « La liberté contamine ».
Alors, serait -il utopique de croire que demain l’histoire aura bifurqué ? Serait-il utopique d’imaginer que « rien ne s’oppose à ce que l’espèce humaine ne change pas de narration. »?
Arthur Lefebvre
































