Le roi Lear. Jean-François Sivadier dans la cour d’honneur
C’est un Lear magistral que Jean-François Sivadier nous a offert dans la Cour d’Honneur, un poème fulgurant magnifiquement servi par sa mise en scène sobre mais juste et un parterre d’acteurs remarquables, à commencer par le jeune Nicolas Bouchaud, dont la fougue et l’intensité n’ont rien a envier au Lear de ses ainés, souvent consacrés dans leur carrière par cette récompense d’acteur au faîte d’un parcours sans faute. Un rôle somptueux pour un comédien hors-pair, royalement entouré, il faut le dire, par la troupe du metteur en scène associé au Théâtre National de Bretagne, une vraie troupe au sens Shakespearien, entièrement dévouée au grand art du théâtre. Un magnifique moment de folie et de grâce.
Bien sûr, un zeste de modernité ne nuisant en rien à l’immense actualité du poème, Sivadier, d’emblée, place le spectateur au coeur de la fabrique de théâtre, en plein mitan de cet atelier permanent. On s’asseoie donc alors que déjà tout a commencé, du moins est-ce ainsi que les choses paraîssent, quelques acteurs qui musardent sur le plateau détrempé par la flotte de juillet, les technos qui à vue finissent d’installer tel élément du pratiquable gigantesque ou de l’immense bache rouge sang qui éclaire cette Cour de légende. Tout déjà en place donc pour le fleuve tempétueux de cette farce tragique qui s’installe peu à peu comme un océan qui se lève.
Sivadier fait son théâtre et c’est un théâtre juste mais ample, une performance et un chant. La troupe s’invective, se cherche, dialogue librement, comme si de rien n’était, et on s’aperçoit alors que le théâtre a commencé. La troupe fait comme si on n’était pas là, ou presque, elle s’installe, entre elle, entre amis, renouant avec sa fonction première d’itinérance mercenaire, elle vient jouer au palais, et on la croit se mettre en place que déjà elle nous assène un morceau de bravoure, on la pense assoupie que d’un coup le vers tonitruant du poème emplit l’immensité de la cour et fait trembler le mur. Beaucoup de clownerie, de jeu, de drôlerie, ce qui ma foi est dans la volonté de l’auteur, glisse sur ce grand char aux voiles écarlates qui va labourer quatre heures durant le cri Shakespearien. Un goût affirmé pour la comédie fait de cette farce pathétique un requiem monstrueux à l’amour filial, une ode lyrique à la trahison la mort et la folie meurtrière. Mais malgré tout, contre tous, il s’agit bel et bien d’un grand, d’un immense poème d’amour. Lear est bien seul dans cette tempête furieuse du monde qui s’agite et se tue. Lear est Le théâtre, un cri solitaire dans la boue de l’humanité.
Aux côtés de Nicolas Bouchaud éblouissant de justesse et de force, un fou (Norah Krief) et un Kent (Nadia Vonderheyden) remarquables intriguent, révoltent, salissent et se haissent au milieu des filles du vieux roi délaissé. Sivadier les fait se changer et se maquiller à vue, un peu de sable coloré figure le sang et on en trimballe des récipients entiers, des armures de plastoc et des épées qui se tordent jouent aux accessoires tandis que les lumières simplissimes mais savantes, tantôt crues ou blafardes, surlignent les effets. Voilà pour la concession que le metteur accorde à la modernité, sans jamais perdre de vue cependant l’essentiel. Et l’essentiel est dans ce cri d’amour rageur, monstrueux, ce terrible déni du lien du sang en même temps que l’ode magnifique à l’amour tout court, dans une grande farce politique où le tragique flot de la folie et de la haine l’emporte sur la vie. Théâtre, oui, mais grand moment de liesse et de fièvre, qui convient tellement à la furie de la pièce.
Au-delà de ce tour de force d’acteurs et de la performance de la mise en scène, toute de rigueur et de justesse -même si parfois elle utilise, disons-le, quelques ficelles ou conventions faciles de la modernité-, il reste un grand spectacle de théâtre total, furieux, brutal parfois, en tout cas très Shakespearien, dont on retiendra les tableaux vibrants, certains très forts, très visuels, et leur enchaînement impeccable vers un dénouement qui nous laisse, bien sûr, un sacré jus d’amertume en fond de bouche, en même temps qu’un goût certain du sacré, ce qui nous rapproche plus facilement des dieux, on en conviendra. Sivadier nous a donné un Lear magestueux, un moment rare de plaisir pur et d’énergie, qui nous aspire et nous inspire, ce que sait faire le théâtre quand il est beau et fort, quand il est Théâtre, tout simplement, entièrement.
Marc Roudier (2007)
site : theatre-national-bretagne.fr