UN ENNEMI DU PEUPLE : LA CHARGE PUISSANTE D’OSTERMEIER

FESTIVAL D’AVIGNON 2012 : EIN VOLKSFEIND / UN ENNEMI DU PEUPLE / THOMAS OSTERMEIER / d’après Ibsen / Opéra-théâtre d’Avignon / a été donné du 18 au 25 juillet 2012.

UN ENNEMI DU PEUPLE : La rage intacte d’Ostermeier, l’insurgé permanent

Thomas Ostermeier présentait jusqu’au 25 juillet sa création pour le 66e Festival d’Avignon, Un ennemi du peuple, un Ibsen -très- politique et radicalement actualisé. La patte inimitable du directeur du Schaubühne de Berlin -qui fête ses 50 ans cette année- transcende cet Ibsen déjà fortement mobilisé en une charge féroce contre nos sociétés libérales. « La crise c’est l’économie », dit d’ailleurs Stockmann dans sa diatribe à l’adresse du public. Ostermeier avec son théâtre engagé n’a rien perdu de sa rage initiale, qu’il se rassure.

Un Ennemi du peuple commence pourtant plutôt mollement, avec un premier tableau extrêmement fidèle au texte d’Ibsen, même si le metteur en scène situe sa pièce dans notre contemporanéité. Un couple néo-bourgeois -bobo dirait-on maintenant- installé dans son train-train de vie de couple. Lui est médecin et dirige à ce titre les thermes municipaux d’une petite ville de province, lorsqu’il s’aperçoit incidemment que l’eau que les malades utilisent est dangereusement polluée. Ses copains, dont l’un est journaliste dans le quotidien local, sa femme, ses connaissances vont alors dans un premier temps soutenir sa croisade contre l’établissement thermal et la municipalité qui gère le réseau d’adduction d’eau. C’est sans compter sur l’opiniâtreté de son frère conseiller municipal, qui va tenter de tout faire pour empêcher la publication de son rapport scientifique.

Mais très vite, Thomas Ostermeier en virtuose de la mise en scène rebat les cartes, et emmène ce texte qui pourrait s’avérer un peu daté vers une radicalité politique particulièrement réjouissante. Avec son talent incomparable pour les décalages et une certaine distanciation, son sens de l’équilibre dramaturgique et son savoir du découpage, Ostermeier réussit à dépasser le caractère tout de même très dix-neuvième de cet Ibsen un peu convenu pour l’émanciper de son classicisme d’écriture et de la fameuse épure que l’on admire trop souvent chez le Norvégien. Ostermeier transforme ce pamphlet sociologico-psychologico-politique bourgeois en une épopée foncièrement actuelle, aux accents d’indignés madrilènes. D’ailleurs, ne sous-titre t-il pas lui-même son « Ennemi » par « L’insurrection qui vient« …

C’est donc bien du Ibsen, mais revisité avec la rage nécessaire d’Ostermeier et son engagement sans faille. Et cette oeuvre particulière qui correspond à un moment charnière dans la vie du dramaturge, écrite en 1881 alors qu’Ibsen s’est volontairement exilé de Norvège après l’échec de sa pièce précédente « Les Revenants », prend alors toute sa dimension métaphorique. Un Ennemi du Peuple – « Ein Volksfeind »- est chez Ibsen déjà une oeuvre radicale, violemment anti-système et profondément pessimiste. Ostermeier s’en empare avec toute la maestria dont il est coutûmier, mettant au service de sa dramaturgie l’expertise maline du théâtre qui le caractérise. Sa mise en scène est puissante, carrée et pleine de ces idées que l’on admire chez les plus grands. Sa troupe -extraordinaire de professionnalisme- du Schaubühne sert cet « Ennemi » de la plus belle des manières, avec une rage et un charisme évident. Stefan Stern en Stockmann idéaliste mais combatif est exceptionnel, de même qu’Ingo Hülsmann en conseiller municipal incarne ce personnage d’une férocité et d’un cynisme absolu avec une superbe rare. Bref, les acteurs sont admirables, la scénographie intelligente et plutôt réussie et le génie théâtral d’Ostermeier bien vivant.

En réalité, Ostermeier, qui maîtrise absolument toutes les ficelles de son métier est un grand malin. Sa construction dramaturgique impeccable serait presque classique, s’il ne la pimentait de ces fulgurances comme il en a le secret et si surtout, en brechtien bien compris il ne parvenait à casser régulièrement sa belle machine avec de multiples fractures en abîme. La plus spectaculaire ici étant cette conférence de Stockmann en deuxième partie, superbe de talent oratoire, qui se transforme magistralement en un débat public, où spectateurs et comédiens s’interpellent dans la salle. Un truc éblouissant de maîtrise, mais qui aurait pu chez d’autres moins talentueux tourner en eau de boudin ou simplement s’avérer d’un ennui mortel…

Il n’en est rien, car l’art d’Ostermeier est sans défaut, et ce qui pourrait passer pour purement démagogique ici est un exercice oratoire absolument virtuose, assumé et surtout généreux. Car le metteur en scène, au contraire d’Ibsen dont parfois la violence et la misanthropie peuvent paraître douteuses, est d’une générosité sans limite. Envers le public comme à l’égard de ses comédiens dont on sent bien qu’il les admire et les respecte profondément. Cette générosité qui fait tant défaut à beaucoup de ses confrères est la marque d’un très grand artiste. Magistral Ostermeier.

Marc Roudier

Article publié en partenariat avec INFERNO MAGAZINE

Photo : C. Raynaud De Lage / Festival d’Avignon 2012

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Comments
One Response to “UN ENNEMI DU PEUPLE : LA CHARGE PUISSANTE D’OSTERMEIER”
  1. Dramaturgie claire et puissante, mise en scène qui va à l’essentiel, acteurs au top. Du théâtre, quoi. C’est beau.

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