« QUESTIONNER LE REEL, C’EST QUESTIONNER LES FANTÔMES » : UN ENTRETIEN AVEC PHILIPPE MANGENOT, AUTOUR DE « HAMLET 60 »

hamlet60[1]

LEBRUITDUOFF.COM / 21 juillet 2013

AVIGNON OFF 2013 : Un interview de Philippe Mangenot, metteur en scène de « Hamlet 60 » joué au Petit Louvre.

BDO : Pourquoi cette envie de monter un Shakespeare en 60 minutes ?
Philippe Mangenot : Tout est parti de la rencontre avec le traducteur Markowicz, J’ai eu l’occasion de travailler presque un mois avec lui en partant du texte anglais, et une fois passé par l’œil et l’oreille du traducteur, l’éclairage d’André Markowicz sur la pièce m’a tout à coup fait prendre conscience que j’étais un peu passé à coté de cette oeuvre, et que dans le fond, je la connaissais mal, ou que je la connaissais avec quelques stéréotypes.
A partir de ce moment là, j’ai eu envie non seulement de la monter, mais en plus d’emmener l’éclairage de Markowicz sur des endroits pour moi très importants de la pièce, sur ses mystères, et très vite,  j’ai eu envie de condenser le texte, car la pièce dure 5 h si on la monte dans sa totalité… Donc, quitte à la couper, tentons de la condenser en 60 minutes, car il y avait pour moi l’idée d’un cycle, 60 minutes entre la naissance et la mort du prince, et je voulais jouer sur ce temps qui s’écoulait, un temps qu’on devait partager avec le spectateur, et un temps qu’on pourrait suspendre pour laisser place aux commentaires.

BDO : Est-ce en ce sens que pour vous la traduction est une autre forme d’écriture et de création ?
Philippe Mangenot : Absolument, et puis on prend conscience que parfois, les traducteurs ne lisent pas la même chose, ne lisent pas la même pièce !

BDO : Les interprétations, symboliques, ou même sémantiques de l’oeuvre du dramaturge, varient énormément selon la traduction, qui en devient donc une réécriture, forcément. Pourquoi tant d’écart, selon vous ?
Philippe Mangenot : Parfois, il y a le sens des mots, qui pour moi  est « premier », par exemple l’exemple de « fishmonger », qui veut dire un marchand de poisson dans la scène, mais lorsqu’un traducteur traduit « fishmonger » par marchand de poisson, je me dis qu’il n’a pas compris la scène car là, Hamlet et donc Shakespeare, est en train de nous livrer une chose formidable, c’est que par le biais de la folie, Hamlet est en voie de divulguer la vérité à Polonius…

BDO : Mais n’est-ce pas justement le problème de la traduction, par essence ?
Philippe Mangenot : Oui, mais pas sur un point aussi crucial que celui-ci, car Hamlet en disant à Polonius « You are un fishmonger » n’est pas en train de lui dire que c’est un marchand de poisson, mais bien que c’est un maquereau, c’est cela,  le sens que le spectateur élisabéthain entend. Si vous traduisez « marchand de poisson » au sens premier, la scène passe à l’as sur un plan dramaturgique. J’ai donc pris le parti de petits lieux de rendez vous comme cela au cours de la représentation.

BDO : Ce sont donc des points que vous mettez en lumière, des focus importants dans ces 60 minutes ?
Philippe Mangenot : Exactement, et en plus, si on suit cette idée du maquereau, c’est à dire de Polonius qui utilise sa fille du coup comme une prostituée,  on arrive à la conclusion que le fameux monologue « To be or not to be » qui précède la scène avec Ophélie , qui est la scène du piège, -Hamlet sait qu’il est écouté puisqu’il a traité juste avant Polonius de maquereau-, et si il sait qu’il est écouté, donc ce fameux monologue « To be or not to be »n’est plus un monologue introspectif , adressé à lui-même comme une sorte de réflexion sur la vie, la mort, le suicide, mais pour moi, c’est un monologue fin, adressé aux espions qui sont en train de l’écouter, comme une sorte de ruse suprême de la part d’Hamlet. Claudius a peur de lui et là, il lui dit « je ne passerai pas dans l’action, j’ai peur de la mort , je suis un lâche », comme pour désarmer Claudius, il ne devient plus un danger pour Claudius , et c’est en ce sens que ce monologue devient du coup dans la pièce une sorte de ruse suprême de la part d’Hamlet qui jouant le fou, soit dit la vérité, soit utilise cette folie comme une sorte de piège pour engluer claudius.

BDO : N’avez-vous pas peur néanmoins, en condensant Hamlet en 60 minutes, de gommer toute la poésie de Shakespeare ?
Philippe Mangenot : J’ai essayé de conserver cette poésie, d’être respectueux de la structure dramaturgique de la pièce, de la suivre. Pour moi les plus beaux monologues de poésie, justement celui d’Ophélie et celui de Gertrude, sont des monologues que je n’ai pas coupés ou condensés, et pour moi c’était important pour que cela ne devienne pas une caricature…  Sachez que cela a été souvent très violent pour moi de condenser la pièce, car je pouvais en faire un spectacle de 5h, bien sûr,  mais il y avait aussi l’idée de venir à Avignon pour le Off, avec ce spectacle-là, cela faisait partie des contraintes, cet espac- là est aussi une contrainte … Je voulais que cela se joue dans un lieu historique du Off, donc cette chapelle du Petit Louvre, pour moi l’âge des pierres de cette chapelle correspond presque à l’origine possible du mythe, ce que je rappelle en début du spectacle, les écrits de « Saxo Grammaticus»…

BDO : En quoi Hamlet est il si contemporain ?
Philippe Mangenot : Il a une vision , c’est un génie en soi, et donc Shakespeare, bien sûr au travers de ce personnage…  Il a un temps d’avance sur son temps, comme Giordano Bruno d’une certaine manière, c’est quelqu’un qui est capable de questionner le réel alors que personne ne le fait à son époque, questionner le réel c’est questionner les fantômes, les illusions, et le truc formidable dans la pièce c’est que du coup, Shakespeare nous dit que le seul endroit où on peut chercher la vérité, celle qui ne nous est pas imposée par le dogme ou la religion, c’est le plateau de théâtre, lui qui permet à la vérité de se révéler… C’est en ca que je trouve que Giordano Bruno ou Shakespeare sont des génies et des visionnaires,  en avance sur leur temps

BDO : Une option que vous mettez en évidence dans la mise en scène…
Philippe Mangenot : Absolument, tout en étant fidèle à Shakespeare. C’est souvent le romantisme qui a balayé cette chose-là, et qui nous a transformé Hamlet en un héros procrastinant, accablé par la charge que lui a donné le fantôme…  Je démarre d’ailleurs sur cette idée reçue qu’on se fait souvent du personnage… Si on part du texte de Shakespeare, il a 30 ans, plutôt grassouillet, à l’inverse de l’idée romantique qu’on s’en fait -c’est-à-dire du jeune éphèbe un peu maigrichon qui sortirai de l’adolescence- et en ça, pour moi, Hamlet est un être profondément agissant, du début jusqu’à la fin. C’est pour cela que j’insiste a deux reprises, cette folie, la fameuse folie d’Hamlet, elle est définitivement actée à la fin de l’acte 1 où il dit a son ami : « Je vais revêtir le manteau de la folie », enfin … Le manteau du bouffon en l’occurrence … C’est encore une ruse, et d’une certaine manière c’est faire du théâtre, décider de jouer le fou pour faire éclater la vérité.

BDO : Vous faites jouer Hamlet par plusieurs comédiens, parfois en même temps, ne prenez-vous pas le risque de rendre votre spectacle moins accessible ?
Philippe Mangenot : Cela peut en effet compliquer la compréhension du spectateur, mais c’est principalement et encore un fois pour ne pas emprisonner ce personnage dans une gangue physique, mais à l’inverse lui donner plusieurs enveloppes charnelles, comme autant de facettes de ce personnage éminemment mystérieux. Tous les comédiens, sauf une, jouerons à un moment ou un autre Hamlet. J’ai essayé en donnant des signes clairs que le spectateur ne soit pas perdu, il y a des signes d’identification assez simples, et qui en même temps racontent l’idée que c’est une troupe qui se met à faire entendre ce texte, et non pas la distribution classique.

BDO : D’où votre participation en tant que metteur en scène Horatio, Hamlet…
Philippe Mangenot : Effectivement, et ce encore une fois, c’est une idée de Shakespeare que j’ai reprise ; pour Markowicz, c’est Horatio qui devient l’auteur, et en quelque sorte le metteur en scène, on l’apprend à la fin de la pièce de Shakespeare « Je te demande de vivre pour raconter mon histoire » donc à partir de ce moment-là, je me suis dit « voila une manière très simple d’investir en démarrant par la fin de la pièce de Shakespeare, investir Horatio de cette mission-là » et c’est bien Shakespeare qui nous le dit.

BDO : On a remarqué que depuis quelque années, on revenait à des Shakespeare plus réalistes dans leur réalisation, plus « shakespeariens », poétiques, drôles, grivois…
Philippe Mangenot : C’est écrit comme ça ! Le texte comporte un nombre impressionnant de jeux de mots liés au sexe, l’alternance de scènes de bouffonneries voire de « graveleuseries » puis de poésie , une poésie absolument incroyable, et c’est l’alternance de ces langues-là qui donne cette dimension aux textes de Shakespeare… C’est là une chose que Markowicz a suivi, quand on passe du vers à la prose, la traduction de Markowicz nous le renvoie très bien, du décasyllabe à la prose, il a tenu à accorder une très grande importance à cette forme, cette musique du théâtre élisabéthain, ce fameux « pentamètre iambique » qu’il retranscrit en décasyllabe, et qui est une contrainte forte pour les acteurs… Mais j’avais envie de donner à entendre cette musique-là,  avec souvent des jeux d’assonance et de résonnance d’une figure ou d’une syllabe.

BDO : La création s’est elle faite à partir de recherches entre vous et les comédiens ?
Philippe Mangenot : Je suis un metteur en scène assez dirigiste, je sais ce que je veux, bien sûr je reste ouvert aux propositions des comédiens, par exemple pour ce festival, la fin du spectacle change tous les jours…  J’aime bien l’idée que la représentation ne se fige pas complètement dans une forme, car quand on se fige dans une forme, on meurt, et là je tenais à cette recherche, tout en respectant la structure et le texte.

BDO : Un bon festival donc ?
Philippe Mangenot : Pour l’instant je suis très content de la manière dont se déroule ce festival, l’équipe artistique, l’accueil du théâtre, c’est rare, et c’est le côté positif de ce Off que de pouvoir le faire dans de bonnes conditions. Chez nous, c’est l’équipe artistique qui va à la rencontre du public après le spectacle, ou pour tracter en fin de journée, mais dans le fond nous n’allons pas tracter, nous allons simplement rencontrer des gens pour leur parler de ce que l’on fait et de ce que l’on aime.

Propos recueillis par Pierre Salles

Comments
One Response to “« QUESTIONNER LE REEL, C’EST QUESTIONNER LES FANTÔMES » : UN ENTRETIEN AVEC PHILIPPE MANGENOT, AUTOUR DE « HAMLET 60 »”
  1. Lorenzo dit :

    Une belle idée de théâtre qui donne de nouvelles clés de lecture d’une pièce que l’on pensait connaître… merci à Philippe Mangenot et son équipe artistique de nous livrer une telle pépite : Hamlet 60, c’est 80 minutes de pur plaisir !!! Sur la trentaine de bons spectacles vus la semaine dernière, Hamlet 60 remporte tous les suffrages… et nous avons fait fonctionner le bouche à oreilles !!! Belle suite de festival et au grand plaisir de vous retrouver pour une prochaine édition !

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