AVIGNON OFF / LA CHUTE : SENSIBLE ET INTELLIGENT
LE BRUIT DU OFF / 9 JUILLET
La Chute d’Albert Camus – Avec Ivan Morane et Silvia Lenzi (viole de gambe et violoncelle) – Le Chêne Noir, jusqu’au 27 juillet à 11h.
Et si Jean-Baptiste Clamence, le personnage créé par Albert Camus pour La Chute, n’était pas seulement un être de papier destiné à porter la parole du romancier ? S’il advenait que par les bizarreries d’un monde délaissé par Dieu, ce Jean Le Baptiste moderne, un clone de l’ancien avocat devenu juge-pénitent, se mette à vivre devant nous, ses semblables médusés, pour nous conter son histoire, et à travers elle, celle de nous humains qui « parlons sans trêve et à personne, confrontés toujours aux mêmes questions, bien que nous connaissions d’avance les réponses ? »
Cette expérience sensorielle hors du commun se produit au Chêne Noir en la personne d’Ivan Morane, incarnation si saisissante de Clamence qu’on en arriverait à se demander qui a servi de modèle à l’autre : l’être de chair ou l’être de papier ? Au comptoir d’un bar improbable, le Mexico City d’Amsterdam – ville où l’eau des canaux vient se mêler, le long des berges mornes, à celle des cieux qui se répandent sur les promeneurs d’un soir, ville qui charrie des fantômes liquides comme ceux de ces cris entendus naguère sous un pont de Paris et qui ne cessent de résonner dans la tête de l’homme qui parle – Clamence, face à nous, se répand. Certes, il s’adresse à cet autre client pour lui proposer de lui « servir d’interprète » auprès du barman ; mais il se fait avant tout l’interprète d’une pensée qui travaille de manière sempiternelle l’humanité et ce, depuis bien avant le péché originel puisqu’elle est constitutive de notre condition : la question de la culpabilité liée à la responsabilité de nos actes et de nos petits arrangements avec notre conscience d’homme.
La déréliction qu’est la sienne l’amène à dévider ses pensées qui distillent peu à peu leur charge de venin : de son passé brillant d’avocat chéri par les femmes à sa solitude désabusée présente, il parcourt comme un chemin de croix païen l’itinéraire de ses « croyances » à jamais marquées par le sceau des cris annonçant sa chute. Superbe de maîtrise, il se fait tour à tour compréhensif, caustique, avenant, cynique, et convaincant à souhait pour, au terme de sa plaidoirie aux accents kafkaïens, nous tendre le miroir de notre propre culpabilité, lui qui se targue d’avoir dérobé un tableau aux motifs religieux, lui qui a voulu fuir en vain les cris (résonance subliminale de son patronyme, clamans en latin signifiant criant, tant chacun est pris dans les rets du signifiant qui insiste) poussés par une femme désespérée près de la Seine, une certaine nuit qui revient en boucle obsédante dans sa tête.
Et, attirés irrésistiblement dans les rets langagiers de ce personnage énigmatique tout droit sorti des affres de Dostoïevski, pris au piège de son pouvoir magnétique, nous reconnaissons notre reflet coupable dans le miroir tendu. Quant à la viole de gambe et au violoncelle de Silvia Lenzi, écho lointain d’une autre longue dame brune, ils égrènent la petite musique qui accompagne le cheminement vers la chute finale.
Et plus rude est La Chute qu’elle est, en tous points, interprétée de manière magistrale. Un très, très grand moment de théâtre sensible et intelligent.
Yves Kafka