FAIRE DANSER LES ALLIGATORS… : UN DENIS LAVANT SURPUISSANT, DANS LA PEAU DE LOUIS-FERDINAND CELINE
LEBRUITDUOFF.COM / 9 juillet 2014
AVIGNON OFF 2014 : « Faire danser les alligators sur une flûte de pan » – mes : Ivan Morane avec Denis Lavant au Chêne Noir 20h15
Ivan Morane met en scène l’immense comédien Denis Lavant dans un soliloque nerveux et habité, écrit d’après la correspondance de Louis-Ferdinand Céline. Un Denis Lavant au sommet de son art, qui se glisse à merveille dans la peau trouée du grand écrivain.
Tremblotant, fragile, Céline ère dans son pavillon de Meudon. Joue au piano quelques discordances puis se recouche, juste avant de mourir et de nous livrer son procès. Non, il ne s’agit pas ici du procès de Céline, le Céline antisémite et raciste, maintes fois évoqué au théâtre mais celui que fait Céline à ses contemporains, à tous, ces écrivains qu’il exècre et à l’humanité en général.
Denis Lavant hante le plateau, comme le vieux Céline pouvait le faire dans son appartement, reclus et exclu, sorte de pestiféré de la société, égocentrique avisé de son propre génie littéraire, mais aussi outrageusement sincère de ses propres tares, tout n’est pour lui que balivernes : écrivains, prix littéraires etc. seul compte le rythme et l’émotion, la transcription de l’émotion par les mots, la musicalité des mots et l’effet que produit son écriture, son style, celui qu’il travaille sans répit, cherchant sans relâche ce rhytme qui touchera immédiatement et sans détour l’âme des lecteurs. Mais là encore, les autres sont sans importance pour Céline, seule sa vision, seul son ressenti et son jugement sur lui-même sont primordiaux, que sont les autres pour juger de son génie ? Les « autres » qu’il ne considère même pas comme des animaux sont tout simplement impropres à comprendre son œuvre.
Le décor ? juste un pavillon de province, petit et miteux, ses manuscrits tel du linge épinglé sur des cordes, un piano droit et poussiéreux, et un lit. Denis Lavant, chancelant au début, fait revivre un Céline d’un diabolique charisme, décortiquant son œuvre sans complaisance, ni aucune empathie pour le reste de l’humanité. Denis Lavant, si frêle dans la vraie vie, paraît si grand sur ce plateau, il subjuque, nous dévore aux moindres de ses gestes ou mimiques, il est Céline, comme un volcan prêt à éructer son fiel et son génie à la face du monde, prêt à nous cracher au visage cette violence créative. Le procès peut commencer.
Nul retour sur ses années noires ou si peu, mais plutôt une minutieuse dissection des écrivains français et étrangers qu’il malmène avec une verve non dénuée d’un humour noir et corrosif, qui provoque un rire jaune tant le personnage incarné par Denis lavant est à la fois génial et terrible… Comment peut-on à ce point à la fois haïr l’homme et autant apprécier une partie de son œuvre ? Denis Lavant arrive à nous faire approcher ce paradoxe perpétuel, Céline nous hypnotise, nous attire et nous repousse comme un aimant pourrait le faire, au gré de ses voltes-faces.
Ivan Morane et Denis Lavant, par un travail acharné et précis sur un choix de texte intelligent et audacieux d’Emile Brami, par l’implication totale et absolue du comédien qui ne fait plus qu’un avec le texte, le rôle et le plateau, offrent un grand moment de théâtre qu’il ne faut absolument pas manquer.
Pierre Salles