« EL SYNDROME » DE SERGIO BORIS : NAUFRAGES DE LA LANGUE
LEBRUITDUOFF.COM – 12 juillet 2015
FESTIVAL D’AVIGNON : El Syndrome / Sergio Boris / Gymnase du Lycée Saint-Joseph du 8 au 11 juillet à 18h.
Naufragés de la Langue…
Après le succès international de Viejo, solo y puto, créé en 2011 – cette pièce chorale primée pour sa scénographie, ses lumières, sa mise en scène et le jeu des acteurs – le metteur en scène de Buenos Aires a convié les élèves de l’Ecole supérieure de Théâtre Bordeaux Aquitaine à vivre avec lui une expérience fondatrice. Invités en février 2015 à franchir l’Atlantique pour le rejoindre, les quatorze apprentis-acteurs de l’EsTBA ont été immergés de suite dans un univers foisonnant de possibles à explorer, « un monde sinueux et difforme où les acteurs pourraient atteindre des mouvements dramatiques, éclairés par la conjonction du tragique et du ridicule. »
Ainsi ce monde inventé dans El Syndrome ce sera le leur, celui de onze jeunes Français venus étudier ici le théâtre pendant un mois mais qui, atteints par un aussi étrange qu’inexplicable syndrome, se mettent tous à perdre l’usage de leur langue maternelle jusqu’à ne plus penser à regagner leur terre nourricière à jamais gommée de leur mémoire. Ils seront rejoints, dans leur « dé-lire » de la réalité subvertie, par trois autres Français venus de Patagonie et dont le travail consistait – avant l’extinction de leur ministère – à attribuer des bourses aux étudiants francophones. Dès lors, ces trois rescapés n’auront de cesse d’entraîner les onze naufragés à la dérive à participer à un improbable festival de théâtre, quelque part dans la jungle de Misiones au nord du pays.
On l’aura compris, si ce synopsis est présenté, il n’est là, en dehors de toute tentation narrative, que pour servir de cadre à l’exploration de situations mettant en jeu le corps de l’acteur, propulsé « au centre du théâtre ». En effet, comme dans sa précédente création, ce qui compte avant tout pour Sergio Boris c’est la dynamique des relations entre les corps expressifs, processus physique énergisant qui naît sur la scène et qui entraîne un flux incessant d’effets collectifs à l’origine de la retranscription émanant directement du travail de plateau.
D’où, faisant pleinement partie de l’économie dramaturgique, l’abandon de la langue française (seul auparavant l’un des participants parlait l’espagnol) pour laisser au-delà des mots maîtrisés le champ libre au « corps parlant » et explorer ainsi les possibilités infinies de l’expressivité corporelle. Privés de leur langue maternelle, adoptant celle du pays – l’espagnol – les jeunes comédiens se retrouvent comme nus face au territoire à explorer.
La fascinante scénographie, une « maison » improbable – résultat de la juxtaposition de plusieurs compartiments en tôle faisant penser à quelques bidonvilles – perdue quelque part sur les rives du delta du Rio de la Plata, dans les miasmes de la moiteur brésilienne, et alimentée en gaz par un branchement illicite piqué sur la « propriété » voisine, possède la beauté électrique des lieux marginaux abandonnés à ceux qui y survivent. Les lumières aussi, entre ombres et éclairages aux bougies, créent un halo de mystère propre à sublimer – la composition plastique pourrait faire penser à certains tableaux de Bruegel l’Ancien transférés à notre époque – les tableaux vivants qui s’y inscrivent.
Désormais, installée à quelques cinquante kilomètres de Buenos Aires, au bord du delta, cette communauté – étrangère à elle-même puisque la langue qui la fondait s’est volatilisée – va dépendre pour son ravitaillement d’un certain Sosa (on ne verra jamais l’ombre de cet Autre) qui, propriétaire d’un bateau, lui livre entre autres des poulets morts à désinfecter au savon avant consommation, la chasse et la pêche constituant le reste des nourritures frugales partagées.
Au rythme des amours exacerbées par l’atmosphère lourde et orageuse qui règne dans ce campement « sauvage », au rythme des conflits engendrés par une libido exaltée par l’oisiveté et la promiscuité, les naufragés de ce nouveau monde vont réapprendre à se confronter à l’altérité, ce double identitaire sans lequel personne ne peut attester de son existence. Et quoi de mieux que la perspective de cet improbable festival de Théâtre (faudrait-il encore que Sosa accepte de les charger sur son bateau pour remonter le fleuve…) pour fédérer les énergies autour d’un idéal consensuel ? Chacun s’essaiera à un numéro improvisé accompagné d’un musicien tout aussi improvisé jusqu’au tableau final… Delacroix – ainsi se nommait la troupe – et sa Liberté guidant le peuple fourniront le motif d’un éloquent et symbolique tableau vivant : la révolution en marche !
Ce processus de création où des élèves-comédiens français – ceux de l’EsTBA, école dirigée par Catherine Marnas – ont « inventé » un spectacle durant un temps réduit à quelques semaines réparties en deux séjours en étroite collaboration avec un metteur en scène argentin – Sergio Boris, secondé par des ateliers avec Claudio Tolcachir présent à Avignon avec son Dynamo – rompu à l’art de stimuler en chacun les ressources les plus enfouies, est non seulement assez unique en son genre mais produit in fine une forme théâtrale des plus pertinentes.
En effet, aux antipodes d’un théâtre narratif et didactique au service d’un metteur en scène omniscient qui tire les ficelles des acteurs réduits à des marionnettes entre ses mains, nous éprouvons là un Théâtre en train de naître collectivement sous nos yeux. Et si la splendide scénographie étayée par les lumières crépusculaires n’est pas étrangère à notre plaisir, l’énergie des quatorze acteurs libérés de leurs attaches participe pleinement à l’impression de liberté contagieuse qui envahit le plateau. Dans le droit fil de Viejo, solo y puto, Sergio Boris inscrit El Syndrome, son autre pièce chorale interprétée cette fois-ci non par une troupe aguerrie mais par des apprentis-comédiens débordant d’envie… et de talent en devenir.
Yves Kafka
Article publié en partenariat avec INFERNO MAGAZINE
Photo Festival d’Avignon