« UNE HEURE AVANT LA MORT DE MON FRERE » : UN HUIS CLOS INTIMISTE AUX ACCENTS TRAGIQUEMENT HUMAINS

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LEBRUITDUOFF.COM – 13 juillet 2015

Une heure avant la mort de mon frère / de Daniel Keene / Girasole Théâtre / du 4 au 26 juillet à 12h20 (relâche le 14 juillet).

Daniel Keene, auteur contemporain australien – à qui on doit notamment la très remarquable La Pluie présentée naguère au festival d’Avignon au Théâtre du Chêne Noir, ou encore La Marche de l’architecte dans une mise en scène de Renaud Cojo présentée au Cloître des Célestins – élève à la dimension de personnages de tragédie ce frère et cette sœur réunis pour un ultime rendez-vous dans le parloir de la prison, juste avant que le glas ne sonne. C’est au tour du Théâtre Girasole, dont l’excellente programmation réserve une part belle aux textes littéraires de qualité, de proposer dans une mise en scène d’Antoine Marneur ce texte sans appel.

Quand le temps va s’arrêter – Martin va être exécuté au petit matin, pendu pour avoir assassiné une crapule dont il disputait le pouvoir – on retrouve les circonstances de la tragédie antique où lorsque les personnages entrent en scène ils savent qu’ils vont devoir mourir sous nos yeux et qu’aucune échappatoire ne leur sera consentie. Ainsi, les conditions sont d’emblée réunies pour qu’émerge une vérité brute, violente et aux limites de l’impensable, un maelstrom d’amour et de haine qui éclate comme autant de fragments acérés rapprochant et déchirant tour à tour les protagonistes aux prises avec les fantômes qui les hantent.

Dans l’écrin d’une scénographie épurée (due à Garance Marneur qui a ouvert son studio de design à Londres) soulignant finement le contraste entre le froid glacial ressenti par le condamné et le feu intérieur qui le brûle, va se rejouer leurs deux existences. Il faut dire qu’entre Sally (incarnée par Sophie Neveu) et Martin (Francis Ressort), rien ne fut ordinaire…

Plongée immédiate dans le passé. Sally, debout à une extrémité de la scène, évoque le souvenir de ce jour resplendissant d’été où elle a accueilli en elle son frère ; ce dernier, à l’autre extrémité, se remémore ce jour-là et le bonheur qui fut le sien de prendre dans ses bras sa sœur aimée – « un amour pur » au sens donné par Agustina Izquierdo (double de Pascal Quignard ?), à entendre comme un amour qui n’existe que pour lui-même – et leurs voix émues s’entremêlent sans que leurs yeux se touchent.

Et puis Sally sort son portable, c’est l’aube, elle n’a pas dormi de la nuit, et s’apprête à gagner la prison où elle va avoir ce dernier rendez-vous avec le frère aimé, mais avant elle veut joindre le frère aîné – qui n’a rien à en battre, lui – pour le prévenir qu’elle ramènera ensuite Martin chez elle, quand tout sera fini. Autre plan : Martin « est » son père, il entre dans une colère monumentale contre lui, qu’il ne reverra pas. Alors, comme pour consoler son frère, Sally le prend dans ses bras, délie sensuellement ses longs et beaux cheveux, et pendant qu’ils esquissent un pas de danse, elle lui susurre à l’oreille des paroles d’une crudité que la douceur du ton rend encore plus impensables : « Sous la cagoule de soie, les entendras-tu ?… Je te mettrai à côté de maman ». Ainsi sont ces moments de vérité absolue où la plus grande tendresse côtoie l’innommable.

Le père refait son apparition, sous les traits de Sally cette fois. Il vocifère à l’adresse du fils maudit : « Qu’as-tu fait à ta sœur ? ». Et la réponse fuse : « C’est toi qui m’as donné Sally ! ». Poupées gigognes qui se déplient pour libérer « le secret ». Comme dans un puzzle éclaté, la parole qui jaillit est prise en charge par les uns et les autres, indifféremment, tant la confusion des sentiments est à son comble, chacun traversé par la flèche des paroles des autres.

Et puis c’est Sally qui dans un haut-le-cœur qui la soulève littéralement laisse échapper : « Tu me donnes envie de vomir, toi et ton père ! ». Touché et effrayé Martin lui répond : « Longtemps j’ai pensé que j’aurais pu pardonner ce que tu lui as raconté cette nuit-là… Alors je me suis raconté une histoire… J’avais grandi avec une fille très belle, mais c’était pas toi. » Elle : « Cette nuit-là, j’avais dix-neuf ans. Il faisait très chaud. Je portais ma robe bleu corail. » Lui : « Toi dehors sous la véranda de la maison. Je te revois au soleil… Tes cheveux… » Elle : « Tu me voulais ! » Lui : « Tout ce que tu dis sonne faux pour moi. » Et là où les versions divergent, là où les mots sont impuissants à les « accorder », les corps se rapprochent et fusionnent dans le même élan… aussitôt réprimé.

« La nuit du nouvel an. J’ai voulu te tuer cette nuit-là… Je t’aime Martin… Le vieux était joliment ivre. Je voulais le tuer. Tu m’as repoussée et suis allée m’aplatir sur les murs. Quand on sortait ensemble, j’étais une fille qui sortait avec toi et non ta sœur. Le vieux m’a lavé le visage en m’appelant sa petite fille. Il m’a passé les mains dans les cheveux et m’a embrassée. Quand il a posé ses lèvres sur moi, c’était toi… Je lui ai alors raconté que toi et moi étions amants depuis des mois. Quand tu es rentré, il m’a enfermée dans la chambre. Et toi tu t’es laissé insulter par lui, sans rien reconnaître ! Je t’ai haï de ça ! ».

Blessures assassines d’un amour interdit partagé mais pas assumé par l’un d’eux. Quant au père, parti à la dérive dans son monde, malade de la disparition de sa femme, si belle – souffrante dans l’après-midi et morte en une demi-heure – il secouait son fils la nuit et s’écroulait saoul sur le carrelage. Lui avait cinq ans, elle à peine l’âge de marcher. Les années se sont écoulées mais rien n’est réglé. Le père et le fils, voudraient se crier leur amour, mais un mur d’incompréhension les sépare. Ils ne se reverront pas.

Les bribes du passé resurgissent entraînant leur cortège d’attirances et répulsions, aussi violentes, aussi impérieuses les unes que les autres ; amour et haine étroitement intriqués étant les deux visages d’une même passion dévorante.

Epuisé, Martin finira par s’endormir sur la table du parloir, enlacé à sa sœur, qui partira après lui avoir délivré un dernier baiser. Lorsqu’elle le retrouvera…

Tragédie sur fond de sensualité exacerbée, portée par des acteurs complices qui donnent à entendre dans les mouvements qui s’emparent de leur corps, comme dans les mots ciselés de Daniel Keene, la complexité du sujet désirant ; jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Yves Kafka

Photo copyright Caspevi

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