THE GREAT DISASTER : PLONGEE MORTELLE DANS DES EAUX GLACIALES
LEBRUITDUOFF.COM – 26 juillet 2015
« The Great Disaster » – La Manufacture du 5 au 25 juillet à 10h50.
C’est fou, absolument sidérant, comment avec une économie de moyens frisant le degré zéro de la scénographie (écrin noir d’un plateau absolument vide, Dieu en personne en ayant déserté le ciel), avec un acteur dont les pieds restent absolument rivés l’un à l’autre mais dont les doigts des mains et les traits du visage sont traversés par des flots de pensées expressives qui le font tanguer, Giovanni Pastore (Olivier Dutilloy, exceptionnel dans ce rôle…) arrive à nous embarquer littéralement vingt mille lieues sous l’épave du Titanic à la recherche de sa mémoire vive.
Tout commence en fait par la fin (ce qui a pour effet de donner vie à cet homme immergé par plusieurs centaines de mètres de fond qui se tient debout devant nous ; en effet malgré sa mort annoncée il est toujours là pour dire sa jeunesse amoureuse dans les montagnes du Frioul et comment il en est arrivé à échouer dans ce paquebot devenu son cimetière marin) : « Le 14 avril 1912, à 23h40, le Titanic… ». On croyait savoir la suite, mais notre connaissance était de celle délivrée par Wikipédia, une suite de litanies aseptisées et exemptes de toute chair… Ici, par la voix à la fois spectrale, enjouée et cristalline de cet homme d’ « Outre-mer » (comme on dirait d’outre-tombe), ce qui va se dire est d’un tout autre tonneau. Une existence entière va défiler, un torrent de souvenirs personnels et avec eux l’appétit de vivre mêlé à la révolte à peine contenue de ceux dont la condition a toujours été de servir les caprices des nantis.
Et Giovanni, de revenir au début du naufrage… Un événement d’ordre microscopique annonce la catastrophe à l’œuvre. Là-haut, dans les salons de première classe, une petite goutte tombe malencontreusement sur le corsage d’une séduisante jeune femme alors qu’un richissime monsieur distingué était en train de lui servir une coupe d’un champagne millésimé… Tempête dans un verre de Champagne, premier contact du paquebot heurtant un iceberg. Les mondes très britishs de ces fortunés participants à cette première traversée outre-Atlantique vont sombrer en quelques minutes, sans qu’ils en aient encore la moindre conscience.
Pendant ce temps, Giovanni, en bas, continue consciencieusement son travail de plongeur, lui dont la Mamma l’avait mis en garde par rapport à l’eau, depuis qu’une femme du village avait été retrouvée gonflée, noyée dans la fontaine, un matin. Laver impeccablement les 3177 cuillères sans n’en oublier aucune – vérification quotidienne et discours prétentieux et insultant du boss à la clé – voilà qu’elle était la mission à bord de Giovanni qui résume ainsi son existence : « Vingt ans à garder les brebis dans les pâturages du Frioul, quinze ans ensuite à apprendre le français (la France, figure de l’Eldorado pour un Rital), cinq jours à laver les petites cuillères depuis le départ de Southampton pour New York (qu’il n’atteindra jamais), et l’éternité pour raconter toujours la même histoire. »
Cette histoire, elle raconte comment un jeune berger ayant toujours dormi sous le ciel immense des montagnes devenues désertiques du nord de l’Italie, décide de les quitter pour trouver du travail. Aigues Mortes, d’abord, pendant deux années où le sel des marais lui colle à la peau. L’Allemagne ensuite avec les propos racistes tenus sur les Juifs assimilés à de « la pourriture ». Et enfin l’opportunité de ce poste de plongeur à bord de ce paquebot de luxe en partance pour les Amériques…
Giovanni, il a tout vu, il a tout entendu. La cheminée qui se casse en deux, le vacarme et les cris des hommes qui se jettent dans les canots. En revanche, contrairement à ce que la légende voudrait bien faire croire, aucun chant à la gloire de Dieu adressé par ses brebis condamnées -surtout pour les plus humbles de la troisième classe – à la noyade. Encore quelques hurlements à la surface de l’eau glacée. Et puis plus rien. Le silence complet.
Et c’est là qu’il s’est mis à mieux respirer, Giovanni. Débarrassé des riches oisifs et de leurs petites cuillères à nettoyer impeccablement. Et, faisant chœur avec lui, le chant des gueux s’est mis alors à s’élever des bas-fonds. De leurs canots de riches, ils n’ont pu ne pas entendre…
Plongée planante, euphorisante, au cœur du théâtre de Patrick Kermann pour lequel ce dernier se doit d’être le lieu où les vivants, recherchant la communication avec l’au-delà, trouvent dans les morts des interlocuteurs à la langue « sans concession » qui se fait chair. Ainsi il y va de Giovanni Pastore, incarné « mortellement » par Olivier Dutilloy, lui-même mis en jeu remarquablement par Anne-Laure Liégeois. Cette immersion dans « l’eau-delà » du Titanic et le frisson (éternel) qu’il procure sont des plus vivifiants.
Yves Kafka
Un de nos grands moments de ce off 2015.
Excellente interprétation qui nous a emmené dans sa vie, le périple du Frioul au Havre, les cales du Titanic, simplement en bougeant les doigts (un peu) le visage et ce ce regard habité.
Ce spectacle va nous rester longtemps gravé.