« PLUS GRAND QUE MOI », LE SURPLACE D’UNE JEUNE FEMME EXTRA-ORDINAIRE
LEBRUITDUOFF.COM – 8 juillet 2018
AVIGNON OFF 2018 : « Plus grand que moi » texte et mise en scène Nathalie Fillion, Théâtre des Halles du 6 au 29 juillet à 17h (relâches les 9, 16 et 23 juillet). Texte publié aux éditions « Les Solitaires intempestifs ».
Le surplace d’une jeune femme extra-ordinaire, lunaire et solaire
A la découvrir dans sa chambre, nichée quelque part sous les toits de Paris, juchée sur son vélo d’appartement à pédaler « comme une dingue » (… qu’elle se dit être, non sans une jubilation totalement assumée), comme si sa vie entière en dépendait (…peut-être que oui, effectivement !), on se dit que cette fille d’un mètre quatre-vingt-un semble avoir un grain… Et lorsqu’elle se met à dévider le fil de ses interrogations méta (ou pata) physiques inspirées par l’existence (pas moins que ça…), on n’a plus de doute en la matière : cette fille est superbement dingue !
Avec une énergie « démentielle », elle parcourt dans son voyage immobile tous les horizons géographiques, autant de prétextes à aborder les sujets les plus divers (géopolitiques ou quotidiens) au travers du prisme si particulier de la fille faussement naïve. Le résultat : une philosophie polyphonique (elle est plusieurs en elle…) qui se love dans les plis d’un humour raffiné, régénérant.
Un rêve récurrent, onze kilomètres à parcourir sur son vélo sinon quelque chose de terrible lui arrivera à elle… mais aussi à nous qui sommes englobés d’emblée dans son « dé-lire » de la vie comme elle va. La mécanique est enclenchée, on est prévenu, il y va de notre survie. Arc-boutée sur sa bicyclette vintage – qu’elle délaisse uniquement pour vivre en direct les situations fantasmatiques qui la traversent – elle donne la mesure (au sens propre comme au figuré) de son existence… Conçue dans une petite crique de Grèce, terre mythique colorée de bleu et de blanc, elle a hérité de ses parents baba cool le prénom (chargé…) de Cassandre, fille de Priam et d’Hécube. C’était un temps béni où l’on pouvait transporter dans son sac à dos en cabine coupe-ongles, ciseaux, opinel, un temps où les passeports optiques n’existaient pas, où fumer ne nuisait pas à la santé, où la Yougoslavie était une terre prisée par les touristes. Bref, un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Elle convoquera Zeus pour lui demander des comptes sur le bonheur qui lui était promis (« trente ans après, elle pédale… »), mais le ciel à son habitude restera sans voix.
Loin de se décourager, elle a inscrit de manière indissoluble dans son ADN, la liberté de faire des choses uniques – car elle est unique comme chacun d’entre nous – elle se lance « à corps trouvé » dans ses explorations abracadabrantesques. Anaphore rythmant son trajet intérieur, elle débute ses récits par l’identité qui la fonde : « Moi Cassandre Archambault, née en 1986 à Paris XIème… ». Un leitmotiv qui l’ancre dans la réalité dont elle s’échappe aussitôt pour rencontrer un ours polaire sur la banquise qui n’arrête pas de fondre ou encore danser le sirtaki (elle a été grecque dans une autre existence, chien, chat, poisson aussi). Comme tout le monde, elle porte en elle tous les alphabets et s’en ressent enrichie.
Ses investigations « prennent corps » (elle n’arrête pas de se mesurer en tous sens) jusqu’à aller à manger (pour de faux) sur scène ses huit mètres d’intestin (le premier degré triomphe : révolution artistique !) et à se dessiner (pour de vrai) sur le corps entièrement nu un triangle équilatéral qui la rend invulnérable. « J’ai des chromosomes de fille mais j’ai pas envie que l’on me fasse… etc. ».
Rencontrant le passé et le futur, elle pleure tous les animaux disparus, les temples de Palmyre, les enfants d’Alep, et se réjouit de la vie qui palpite encore et toujours. Après s’être mesurée en tous sens à lui, elle est déterminée à changer le monde… Mais par quoi commencer ? Là est la question.
Née de la complicité entre l’auteure – texte d’une grande finesse d’écriture utilisant avec bonheur toute la gamme des registres de langue propres à rendre compte du flux des pensées traversant la protagoniste – et metteure en scène Nathalie Fillion, et l’actrice Manon Kneusé dont l’implication intégrale crée des fulgurances foudroyantes, « Plus grand que moi » donne lieu à un moment d’exception : on rit de bon cœur de ses saillies tout en en pressentant l’insoupçonnable profondeur.
Yves Kafka
Photo Nelly Blaya