LES CHATOUILLES D’ANDREA BESCOND, OU LA DANSE DE LA COLERE

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LEBRUITDUOFF.COM / 12 juillet 2014.
AVIGNON OFF : Les Chatouilles : Andréa Bescond / mes Eric Métayer / Chêne noir du 5 au 27 Juillet 2014 à 19h15.

Prologue : Une petite fille de huit ans exécute de beaux dessins qu’un très gentil monsieur, vieil ami de la famille, trouve vraiment à son goût. Il invite donc tout naturellement la fillette, qu’il dit très jolie, à le suivre dans la chambre de cette dernière pour jouer à la poupée : elle serait la poupée et lui, la petite fille, on jouerait bien tous les deux… Epilogue : la même petite fille du début dessine de manière appliquée, elle a toujours huit ans et s’appelle toujours Odette, du nom du cygne blanc du Lac des Cygnes. Une présence se penche à nouveau au-dessus d’elle, l’invitant à la suivre : elle se nomme Odette, est adulte trentenaire, et vient prendre doucement par la main l’enfance qui lui a été ravie. Entre les deux, les fragments éclatés d’une vie mise à mal par les failles abyssales d’adultes défaillants.

Andréa Bescond, danseuse talentueuse et actrice nommée Révélation féminine aux Molières (toujours dans une mise en scène d’Eric Metayer, Les 39 Marches), nous livre là non seulement un texte d’une grande pertinence sur un problème sensible (l’enfance abusée) mais aussi une performance corporelle hors du commun. L’idée de mettre en scène le corps maltraité, le corps disloqué, le corps éclaté de son « héroïne », au travers d’une chorégraphie où les mouvements désarticulés d’un corps « en souffrance » miment à merveille la violence qui lui a été faite, est d’une efficacité sans conteste.

Jouant tous les personnages (la petite fille innocente, la jeune femme blessée, la mère, le père, l’ami de la famille au-dessus de tous soupçons, les petits amis en rupture, la psy) elle projette les bribes éparses d’images fortes venant se juxtaposer les unes aux autres pour donner à voir les éclats d’une vie brisée qu’elle tente, elle, avec l’énergie de ceux et celles qui ayant perdu leur innocence blessée à jamais n’ont plus rien à perdre, de reconstituer en recollant les morceaux. L’œil rivé à ce kaléidoscope géant, nous ne sommes pourtant jamais mis en position de voyeur, tant la distanciation liée à l’humour très présent nous remet à notre place de spectateur assistant à des gestes artistiques parfaitement maîtrisés.

De cet itinéraire d’une enfance irrémédiablement gâtée par les appétits sexuels d’un adulte lui-même resté fixé à un stade infantile, de ce croisement – qui est absence de « rencontres » -avec d’autres adultes incapables – enlisés qu’ils sont dans leur propre trajectoire marquée par des traumas non élaborés – de porter secours à l’enfance violée, nous ne ressortons pas indemnes.

La surdité scandaleuse, l’aveuglement formaté de la mère en particulier, qui après avoir fermé les yeux sur l’impensable, met toute son énergie à minimiser ce qui s’est produit, nous saisissent de stupeur : Une ou deux fois seulement…Et puis c’est pas si grave, quelques caresses … Elle doit bien y être pour quelque chose, la petite … elle n’avait qu’à dire non si ça lui plaisait pas ! Elle-même, la mère, coincée autrefois dans un ascenseur contre le corps d’un homme qui profitait de cette situation, n’avait-elle pas fui à toutes jambes plutôt que de répondre à ce qu’il attendait d’elle ? Non, décidément, c’est elle qui cherche des histoires pour exister en tant qu’artiste (ratée) !

Et le vieil ami, si dévoué, lorsqu’il se trouve devant le juge où après en avoir trouvé l’énergie elle a eu enfin la force de le faire comparaître, protestera de son innocence, la sienne pas celle de la fillette abusée. Il ne voulait que du bien, lui, à cette adorable enfant qui appréciait les chatouilles qu’il lui prodiguait… Aussi, quelle ingratitude de sa part de le traîner ainsi comme un malpropre devant le tribunal.

Il aurait suffi de si peu de choses… Que sa mère au lieu de détourner ostensiblement les yeux et de rechercher dans la lecture compulsionnelle de Femme Actuelle les réponses aux problèmes existentiels, la prenne dans ses bras pour la consoler de son énorme chagrin, que l’adulte fautif fasse amende honorable et reconnaisse publiquement qu’il s’était livré à des agissements sexuels sur une enfant, pour qu’elle se sente, non « réparée » elle qu’on a traité comme objet, mais rétablie dans sa dignité de personne en reconnaissant en elle la victime. Cela l’aurait préservée, au sortir de la période de sidération dans laquelle sa vie s’était retirée, d’exposer son corps à tous les risques d’autodestruction possibles : les drogues, les aventures sexuelles multiples avec des partenaires non-désirés, la fuite outre atlantique, loin de la mère des origines.

Cet « innommable » chorégraphié nous est délivré avec une intelligence sensible mêlée à un humour salvateur nous maintenant la tête hors de l’eau. De cette immersion dans les eaux troubles de pulsions assassines et de petites lâchetés monstrueuses, nous sortons rassérénés sur les capacités de résilience de l’être humain qui trouve là, à son corps agissant, les mots pour dire l’impensable, et ce faisant, pour renaître à lui-même. Cette métamorphose de la petite fille abusée en jeune femme libérée nous fait « cygne » à notre tour. En tous points, c’est remarquable.

Yves Kafka

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