FESTIVAL D’AVIGNON : « HENRY VI », THEÂTRE DE LA DEMESURE
68e FESTIVAL D’AVIGNON : HENRI VI / William Shakespeare / Thomas Jolly / La FabricA les 21, 24 et 26 juillet 2014
A quatre heures du matin, à l’heure où le jour n’est pas loin de reprendre ses droits sur la longue nuit émaillée de guerres sanglantes et trahisons en tous genres, elle-même précédée d’une longue journée marquée par une série ininterrompue d’événements tragi-comiques, pas moins de dix-huit heures se sont écoulées depuis la veille, où, à dix heures du matin, les six cents spectateurs de La Fabrica ont pris place sur les banquettes de velours rouge de la salle de spectacle décentralisée. Bien peu ont été ceux qui, après avoir relevé le gant, auront jeté l’éponge. Un siècle a été traversé dans un souffle épique ébouriffant, celui du XVème où un roi anglais, trop pieux, trop juste et trop sage, a assisté à deux guerres picrocholines – ou pas – (la Guerre contre ces chiens de Français et la Guerre civile des Deux Roses, aussi « vivantes » l’une que l’autre) et à des détestations dantesques – à coup sûr – où la foire des égos surdimensionnés et les appétits voraces de pouvoir ont été là pour rassurer, si on en doutait, sur la permanence de l’homme en l’homme.
On savait que le dramaturge né en 1564 à Straford-upon-Avon avait du souffle. Le jeune metteur en scène Thomas Jolly et les vingt et un comédiens sur le plateau en ont aussi. Quatre ans que ce projet, à plus d’un titre démentiel, a été initié ; l’épisode 1 et 2 ayant été présentés en 2012 au Trident / Scène nationale de Cherbourg-Octeville et l’épisode 3 en 2013 au Théâtre National de Bretagne-Rennes. Et, pour trois représentations en Avignon, l’épisode 4 adjoint aux trois précédents, venant conclure ce cycle de l’intégrale d’Henry VI. Trois pièces en une, 100 000 vers, 17 actes, 150 personnages relatant les riches heures d’un royaume en proie à toutes les passions humaines, de l’avènement d’un roi qui le devient à six mois eu égard à la mort prématurée d’Henri V, son père, à la mort du bon duc Humphrey, duc de Gloucester, protecteur du royaume, puis à celle du perfide duc d’York (au profil rappelant curieusement celui d’un certain Bernard Tapie) qui s’était un temps institué roi et dont la tête a fini exhibée au bout d’une pique, jusqu’à l’avènement final d’Edouard IV, fils aîné du duc d’York, tout n’est que crimes et châtiments avec du sexe en prime.
Tout commence dans le registre de la comédie flamboyante où la dispute entre le duc Gloucester et le cardinal de Winchester, deux hauts dignitaires qui s’entredéchirent indignement sur le tombeau non encore refermé d’Henri V, prête à une franche rigolade tout comme le galop effréné des cavaliers arborant en guise de monture une chaise. La guerre de cent ans, traitée ainsi apparaît bien joyeuse tout comme est séduisante la belle et fraîche bergère, et pucelle de surcroît, qui accomplit des exploits flamboyants, à l’instar du destin qui l’attend.
Puis le climat va se gâter quelque peu et la comédie va laisser place au drame sombre et à la tragédie noire pour évoquer les turpitudes en chaîne où le désir de chair ne sera pas absent. Ainsi si le Comte de Suffolk, émissaire du bon roi Henry, fait prisonnière Marguerite, fille du Roi René, pour l’offrir comme épouse au roi, ce n’est pas uniquement pour servir son souverain mais pour assouvir ses souverains désirs à lui. Mais, et c’est là toute la modernité de Shakespeare, lorsque le calculateur cynique et torve, qui visera à évincer son roi (il ira même jusqu’à être l’assassin du bon Gloucester, garant du royaume), sera condamné à l’exil, il deviendra l’amoureux de la reine, éploré et touchant, dont la tête terminera elle aussi au bout d’une pique, lorsqu’échoué sur le rivage du Kent il tombera entre les griffes du redoutable Jack Cade qui se proclamera rapidement à son tour héritier de la couronne d’Angleterre.
Sanglant carnaval de la prise de Londres par ce dément sanguinaire qui rêve de se faire couronner à Westminster et met à sac la ville en multipliant les viols et les pillages. Comme pour montrer la folie furieuse qui s’empare de ce prétendant auto-proclamé au trône, la dramaturgie emprunte alors à un opéra rock déjanté son écriture. Choix qui n’était peut-être pas indispensable si ce n’est qu’en multipliant les références, Thomas Jolly cible tous les publics. Par un retournement de situation, la tête de Cade sera mise à prix, et la cupidité rejoignant la morale, l’infâme personnage verra – si on peut dire – sa tête finir au bout d’une pique.
Mais un tyran potentiel disparu attise d’autres appétits. York, assisté de ses fils, défie alors ouvertement le pouvoir royal en osant s’installer sur le trône, considérant qu’Henri VI et sa lignée sont des usurpateurs et que c’est sa branche à lui, écartée ignominieusement du pouvoir, qui est légitime. C’est le début de la Guerre Civile des Deux Roses, les blanches et les rouges symboles de chacun des deux camps rivaux, opposant les partisans des maisons d’York et de Lancastre. De trahisons en trahisons (Cf. l’impressionnant Warwick qui va changer de camp au milieu du gué), de combats sanglants en meurtres entre amis, théâtralisés dans un somptueux effet de lumières rouges d’où émergent les silhouettes des protagonistes dont le nom clignote au-dessus de leur tête, l’on s’achemine, après la mort de York dont la tête – décidément on affectionnait cette pratique instituée au rang d’un savoir-vivre fort goûté – va finir à l’extrémité d’une pique, vers l’intronisation d’Edouard IV, fils aîné du duc d’York qui a eu plus de chance que son défunt père.
Ainsi, après ce long voyage au bout de la nuit, cette longue traversée des passions de ces nobles habités par des pulsions qui le sont, elles, beaucoup moins, on se dirige au petit matin vers ce qui peut apparaître comme, si ce n’est la paix, au moins le repos du guerrier, la fête s’y prêtant.
La très longue standing ovation qui suit répond manifestement à plusieurs considérations. D’une part saluer cette exceptionnelle fresque, monumentale – comme on le dit d’un escalier occupant tout l’espace…médiatique – qui a plongé le spectateur dans l’univers de Shakespeare pour en évoquer toute la quintessence brûlante, tant dans le récit tourmenté de ce quinzième siècle entre deux rives (celle d’un moyen-âge finissant et celle d’un siècle « renaissant ») que dans la variété du ton et des scénographies convoquées. On passe en effet du rire aux larmes, de la comédie à la tragédie comme le faisait si bien le maître de Straford-upon-Avon. D’autre part, et il serait difficile de le nier, il y a là une auto-acclamation du public par lui-même : résister à ce marathon théâtral est déjà une performance en soi, comme le souligne le badge remis gracieusement aux participants : « J’ai vu HENRI VI en entier » et que chacun pourra désormais exhiber comme une médaille.
Ce fut un moment d’exception, fort bien orchestré par les entractes et l’intervention, à la fin de chaque épisode, d’un Rhapsode, joué par l’excellente Manon Thorel, qui, au travers de ses interventions subtiles et pleines d’humour a su gagner l’adhésion pleine et entière du spectateur durant cette longue traversée en réalisant une vraie connivence entre le plateau et la salle. Succès garanti !… De même l’extraordinaire investissement des comédiens suscite une admiration à la mesure de la performance réalisée. Quant à Thomas Jolly, il s’est glissé dans l’univers et la langue de Shakespeare pour en exprimer toute la richesse éclatante, multipliant les genres de représentation.
Quelques interrogations cependant subsistent, ne serait-ce que pour échapper aux éloges étouffants. Un regret tient à une impression délivrée au fur et à mesure que la fresque était déroulée sur le plateau. A l’économie des moyens scénographiques du début, sobriété qui se traduisait inversement par de grandes émotions théâtrales, se sont petit à petit substituées des machineries certes très élaborées esthétiquement (jeux de lumières pour créer les trois soleils ou encore les combats singuliers dans un puits de lumière rouge) mais renvoyant plus à un certain showbiz clinquant et totalisant en terme de sensations qu’à un théâtre invitant le spectateur à créer ses propres émotions. D’autre part, si l’intrusion d’un opéra rock déjanté était au service de la folie de l’épisode historique, ou encore si les très belles séquences « lumineuses » évoquées ci-dessus renvoyaient en écho à la créativité incoercible du dramaturge du XVème, il n’en reste pas moins que l’on a pu avoir le sentiment fugace qu’il s’agissait là de plaire à tous les publics en étant consensuel à tout prix. Enfin, on pourrait se dire, que l’utilisation certes fort pertinente et intelligente de toutes ses ressources, relève plus d’un catalogue que de l’affirmation d’un style personnel. Ces réserves ne retirant rien à l’intérêt trouvé à cette performance hors du commun.
Yves Kafka
Article publié dans INFERNO MAGAZINE le 27 juillet
Photos Festival d’Avignon