« L’ANALPHABETE » : AGOTA KRISTOF OU L’ITINERAIRE SANS FAUTE D’UNE FEMME LETTREE
LEBRUITDUOOF.COM – 09 juillet 2015
AVIGNON OFF : L’analphabète – Théâtre des Halles du 4 au 26 juillet à 14h (relâche le 14)
L’analphabète : Agota Kristof ou l’itinéraire sans faute d’une femme lettrée
S’il est vrai que la littérature se nourrit de mots, on peut dire que dans le cas d’Agota Kristof ce sont les maux qui ont été les ferments de sa vocation. En effet pour échapper à la dictature de l’oppression et de la misère – elle qui dut s’exiler de sa Hongrie natale en 1956 pour échapper au second envahisseur (les Russes) et trouver refuge en Suisse où elle apprendra le français – le recours à la lecture et l’écriture fut sa planche de salut, l’oxygène libérateur susceptible de la maintenir pleinement vivante.
Seule sur scène, devant ou derrière les parois translucides d’un paravent ouvert (un peu comme pourrait l’être Le Grand Cahier, l’œuvre phare de l’écrivaine hongroise) où sont projetés les titres des onze chapitres qui jalonnent son itinéraire de l’enfance à l’âge adulte (crépitements du chariot de la machine à écrire évoquant aussi ceux des balles auxquelles elle a échappé), la comédienne Catherine Salviat déroule – comme une confidence adressée à chacun avec la distanciation qui sied à cette « ordinaire épopée » – le parcours de cette femme habitée par le désir des mots.
Très tôt, Agota Kristof avait alors tout juste quatre ans, elle confie avoir attrapé la maladie inguérissable de la lecture dans la classe de son père, instituteur du village, lorsque sa mère l’y envoyait pour cause d’indiscipline. Son goût irrépressible pour la lecture (elle dévore jusqu’aux bouts de papier écrits trouvés dans la rue) est vécu par son entourage comme une tendance affirmée à l’inutile, une addiction condamnable à la paresse. Quant à son goût immodéré des histoires, il implique que ce soit elle qui les raconte, assise sur les genoux de sa grand-mère, et pas l’inverse. Avec une cruauté naïve, elle va même aller jusqu’à faire croire à son petit frère qu’il est un enfant trouvé, un enfant bâtard.
Plus tard, quand elle entrera à l’internat dans une ville inconnue, elle trouvera dans l’écriture le remède pour supporter la douleur de la séparation avec sa famille. Les seules lectures autorisées dans ce pensionnat aux allures de maison de correction (déplacement en rangs militaires, chants révolutionnaires imposés, silence total en salles d’études) étant désespérément sans autre intérêt que celui d’anesthésier les esprits, elle posera un acte de résistance en écrivant en cachette un journal.
Un conflit de loyauté vis-à-vis de sa langue natale (le hongrois) lui fait alors ressentir les autres langues (allemande, russe et même par la suite française) comme des langues ennemies ; conflit qu’il lui faudra dépasser pour s’émanciper de cette tutelle. À 21 ans lors de son exil forcé en Suisse, elle apprendra le français, devenu désormais sa langue d’adoption.
Au-delà des déchirures de l’exil (« En novembre 1956, en fuyant la Hongrie, j’ai perdu mon appartenance à un peuple ») et des blessures à vif infligées par l’écrasement de la révolution hongroise par le régime communiste – autant de traumatismes à prendre comme des tremplins à sa conquête du pouvoir de lire et écrire – le texte livre des éclairages historiques sur la Hongrie. Ainsi lors du décès de Staline, en mars 1953, la tristesse obligatoire est décrétée à l’internat et le lendemain une rédaction est imposée à tous les élèves leur demandant de montrer en quoi le Petit père des peuples fut un phare lumineux pour eux… « Il faudra attendre trente-six ans (chute du mur en novembre 1989), dit-elle, pour que notre père lumineux meure ! ». Et sa colère éclate lorsqu’elle rapproche les cérémonies pharaoniques qui ont accompagné les funérailles de Joseph Staline à l’indifférence laissée par le décès de Thomas Bernhard (février 1989), le rebelle salutaire, qui lui n’eut droit à aucunes funérailles nationales.
Ayant échappé à la terreur inspirée par l’occupant russe, l’installation en Suisse n’est pas pour autant sans poser problème. A l’exaltation des journées révolutionnaires, succèdent les journées mornes où l’incompréhension de la nouvelle langue crée une barrière de communication. Nombreux de ses compatriotes se sont donné la mort lors de cet exil forcé et d’autres sont allés jusqu’à repartir en Hongrie où la prison les attendait. Drame éternel des exilés dont l’assimilation ne peut décemment pas servir de projet.
Survient alors la question ultime : Comment dans ce contexte heurté peut-on devenir écrivain ? Une énigme aux composantes personnelles qui fait de ces événements apparemment hostiles une force poussant d’abord à écrire des pièces données le week-end devant un public confidentiel, puis à lire des textes à la radio suisse-romande, avant de déboucher sur des écrits relatant des souvenirs d’enfance… D’où naîtra Le Grand Cahier, édité au Seuil, et traduit depuis en quelques dix-huit langues.
Ainsi Agota Kristof, elle dont la langue natale est phonétique, s’était approprié le français qu’elle parlait sans pouvoir dans un premier temps le lire. Grâce au dictionnaire, en deux ans, elle comblerait ses lacunes.
Ecrire, c’était là le défi d’une analphabète ! Un défi relevé de manière exemplaire. Et cet itinéraire de femme – sorte de mère-courage de la littérature – mis sobrement en scène par Nabil El Azan, montre s’il en était besoin que rien n’est jamais joué de manière définitive. De A à Z, les voies sont infinies.
Yves Kafka
je suis allée voir la pièce aujourd’hui, la comédienne est très bien, mais la mise en scène oublie les spectateurs assis sur les côtés. Et je précise que c’est sous le chapiteau, et il y fait une chaleur étouffante. Du coup je n’ai pas apprécié la pièce à sa juste valeur. Dommage.