« UNE CHAMBRE A SOI », OU LE SOUFFLE IRRESISTIBLE D’UNE ECRIVAINE FEMINISTE AVANT-GARDISTE

une chambre à soi

LEVRUITDUOFF.COM – 10 juillet 2015

Avignon OFF : Une Chambre à soi – Théâtre GiraSole, du 4 au 26 juillet 2015 à 15h40.

« Une Chambre à soi » : Virginia Woolf, où le souffle irrésistible d’une écrivaine féministe avant-gardiste

S’il est des textes investis, sensibles et intelligents au service de la cause féminine (comme on disait naguère la cause du peuple), celui-ci, Room of One’s Own de Virginia Woolf, publié en 1929, occupe une place d’exception dans ce paysage. Porté par une comédienne, Anne de Boissy, au ton juste et au jeu convaincant, dans une mise en scène très étudiée de Sylvie Mongin-Algan, les motifs de la sujétion économique et politique du sexe annoncé comme faible sont (d)énoncés avec finesse et brio.

Pour l’auteure, critique et éditrice anglaise du siècle dernier, la liberté intellectuelle des femmes (et toute sa vie de femme libre, au-delà de ses écrits, est là pour en témoigner) tenait d’abord à se défaire de l’assujettissement économique auquel elles ont été de tous temps soumises. En effet sans revenu propre, sans argent personnel autre que celui que leur consentaient leur père, leur époux et/ou encore leur amant, les femmes « entretenues » apparaissent comme d’éternels enfants soumis au joug de leurs « protecteurs ».
Quant au lieu qui leur était laissé pour leur (ré)création lorsque l’idée leur prenait de se livrer à l’écriture, c’était celui du salon commun traversé par les hommes : aucun lieu privé où se réfugier pour une activité intimiste ; sous le regard des hommes, la femme devait rester. Aussi cette revendication d’Une Chambre à soi résonne-t-elle comme le lieu d’une émancipation à arracher au territoire hégémonique instauré par la gent masculine.

Près d’un siècle plus tard, l’adaptation théâtrale de cet essai fondateur propose une scénographie et une mise en scène qui fonctionnent comme une mise en abyme de cet état de dépendance infantile dans lequel la femme était cantonnée. Au milieu d’une estrade qui se révèle vite être – dès que la lumière s’intensifie – un parc (géant) pour bébé, entourée d’une petite chaise dans un coin, d’un cheval à bascule et d’autres jouets d’enfants de l’époque victorienne, l’actrice débute une conférence sur les femmes et l’écriture romanesque. Cette conférence, donnée par Virginia Wolf dans des Collèges féminins de l’Université de Cambridge, démonte les mécanismes d’exclusion à l’œuvre : si l’on naît femme, on ne peut prétendre à être écrivaine. Au travers de sa réflexion, c’est le sort de toutes les femmes, présentes et passées, qui va être projeté.

Au fur et à mesure que son propos prendra force, les quatre panneaux à barreaux du parc à jouer qui circonscrivaient ses déplacements, se délieront les uns des autres, pour, érigés en position verticale (métaphoriquement on peut voir dans ce choix scénographique un clin d’œil ironique au schéma même suivi par l’évolution de l’espèce humaine, passée elle aussi, dans un élan émancipateur réussi, de la station à quatre pattes à celle de l’Homo sapiens debout libérant ainsi l’espace de sa boîte crânienne nécessaire au développement du cerveau), servir de panneaux d’affichage aux écrits produits : les barreaux qui emprisonnaient naguère sont devenus désormais les supports où s’accrochent fièrement les pages manuscrites.

En écoutant la comédienne, porte-voix de Virginia Wolf, lire le contenu successif de l’article Femme dans les encyclopédies au cours des siècles, on pense immanquablement à Surveiller et Punir (version à appliquer en l’occurrence à la gent féminine), cette monographie historique et philosophique de Michel Foucault traitant de l’évolution des techniques de punition et de pouvoir de normalisation des individus par les dominants. Ainsi, si la femme avait une existence flamboyante, c’était uniquement dans les romans, lieux des fantasmes, jamais dans la vie ordinaire où sa place était « conditionnée » par le pouvoir masculin.

Convoquant pour finir une figure fictive, celle de la sœur de William Shakespeare morte trop jeune pour avoir pu être cette figure de proue du destin féminin, l’auteure d’Une chambre à soi imagine ce qui serait advenue d’elle… Aussi douée que son frère William pour la poésie et le théâtre, aussi attirée que lui par l’aventure, mais condamnée par son sexe à « n’étudier ni la grammaire et la logique, ni encore moins de lire Horace ou Virgile » et priée instamment par ses parents de « raccommoder les chaussettes, de surveiller le ragoût et surtout de ne pas perdre son temps avec des livres et des papiers , elle fit un soir un paquet de ce qu’elle possédait, se laissa glisser le long d’une corde, et prit la route de Londres. » Comme Rimbaud, elle n’avait pas dix-sept ans. Là, elle est exposée aux pires railleries masculines : aucune femme ne saurait être actrice !!! Finalement, un directeur de théâtre la mettrait dans son lit et, enceinte de lui, elle « se tua par une nuit d’hiver », assassinée par les préjugés machistes et le pouvoir des mâles.

La chute de ce récit d’apprentissage comporte cependant une adresse pleine d’espoir à l’intention du sexe opprimé : « La sœur de Shakespeare est morte jeune. A vous de la faire vivre … » Désormais toutes les péroraisons à relents paternalistes destinées à adoucir les angles de l’oppression dont sont victimes les femmes n’ont plus droit de cité face à l’authenticité de ces paroles de femmes (Virginia Wolf – Sylvie Mongin-Algan – Anne de Boissy) qui ont uni leur voix pour faire entendre le souffle émancipateur d’une révolte à jamais close.

Beaucoup plus qu’un « spectacle », cette œuvre d’une actualité toujours aussi brûlante non seulement bouleverse et ravit – tant sa pertinence artistique est d’une excellente facture – mais encore fait-elle entendre l’un des plus convaincants plaidoyers pour la liberté des femmes, sujets de leur propre désir. Non, Virginia Woolf ne s’est pas noyée dans la River Ouse, les poches remplies de pierres… Sa voix est toujours aussi aérienne, limpide, et continue à irriguer les consciences.

Yves Kafka

Photo Lorenzo Papace

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Comments
One Response to “« UNE CHAMBRE A SOI », OU LE SOUFFLE IRRESISTIBLE D’UNE ECRIVAINE FEMINISTE AVANT-GARDISTE”
  1. Une critique élogieuse qui donne envie de voir cette pièce , et qui sait un jour quelqu’un fera une pièce sur les longues solitudes accompagnées d’une Piaf , ou Joplin , ou d’Emmy …………….?? Ah je voulais juste dire pour ceux qui n’auraient pas lu des livres de Virginia  » courrez y vite  » c’est du tout bon !

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