FESTIVAL D’AVIGNON : « JAMAIS ASSEZ », UN FABRICE LAMBERT IRRADIANT
LEBRUITDUOFF.COM – 15 juillet 2015
FESTIVAL D’AVIGNON Jamais assez de Fabrice Lambert – Gymnase du Lycée Aubanel du 13 au 17 juillet à 18h
La belle énergie d’une chorégraphie sur fond de radio activité irradiante
« Jeter son corps dans la bataille », ainsi parlait Pier Paolo Pasolini avant d’être assassiné sur la plage d’Ostie, près de Rome. Fabrice Lambert s’est approprié cette injonction en créant son nouveau spectacle dont le point de départ est un documentaire de Michael Madsen révélant un projet insensé, monstrueux, mais déjà en cours de réalisation. Onkalo (la cachette, en finlandais) consiste à creuser des kilomètres de tunnel plongeant au centre de la terre (Jules Verne est dépassé)… pour y enfouir, à quelques trois cents kilomètres au nord d’Helsinki, les déchets nucléaires qui émettront leurs radiations mortelles pendant quelques 100 000 ans ; une bagatelle à l’échelle de la planète, un temps « impensable » rapporté à une vie humaine.
Dans son film projeté à l’Utopia le 15juillet à 11h, Michael Madsen qui sait raconter de belles histoires (pour adultes avertis) commence sa narration par la formule d’introduction des contes (à rebours) : « Il était une fois… L’Homme a inventé le feu, ce qu’aucune créature n’avait réussi avant lui. Un jour, il a trouvé un nouveau feu, un feu si puissant qu’il ne pouvait être éteint. L’Homme s’est réjoui car il pensait posséder les pouvoirs de l’univers. Puis il a été horrifié de voir que ce feu pouvait aussi détruire. Il pouvait brûler sur terre, mais aussi à l’intérieur des êtres vivants, à l’intérieur de ses enfants, des animaux, des récoltes. Alors il a construit une chambre funéraire, dans les entrailles de la terre, une cachette pour que le feu brûle pour l’éternité. »
Prométhée c’est donc tout à la fois l’ascension irrésistible de l’Homme volant le feu aux Dieux pour être leur égal et la promesse d’un châtiment éternel pour avoir eu cette prétention. Se saisissant de ces mythologies anciennes et modernes (au sens où Roland Barthes les entendait), dix Prométhées-danseurs « inventés » par Fabrice Lambert vont explorer sur un plateau d’une beauté tantôt crépusculaire, tantôt irradiée de lumière blanche, le continent brûlant « en tous sens ». Les corps tantôt suspendus, à la recherche d’une piste à trouver, tantôt agis par une pulsion qui les propulse, explorent à l’envi ces territoires où l’Homme suivant l’exemple d’Icare – autre fou volant – risque à chaque instant se brûler les ailes.
Entre élan, jaillissement, chute et pause, le mouvement porté par l’énergie palpable des danseurs dessine les états de décision et d’indécision suscités par la question posée par cette autre énergie, la nucléaire, noyau du présent opus. Ou encore figure harmonieuse du collectif qui se déploie comme un ruban de Möbius, confondant dans le même mouvement l’intérieur et l’extérieur, métaphore du mental et de la chorégraphie mise en abyme.
La scénographie d’une plastique minimaliste épurée (beauté de début ou de fin de monde, les deux étant les états extrêmes d’une même réalité) plonge d’emblée dans un état réceptif où les lumières jouent un rôle essentiel au même titre que les successions de musiques douces ou plus lancinantes, étayant les unes et les autres les rythmes des déplacements. Ainsi le créateur lumières, Philippe Gladieux, sur la même longueur d’ondes que Fabrice Lambert, invente des mondes successifs où la lumière éclatante le dispute à la pénombre. Jusqu’aux anneaux suivis de fumée blanche qui pourraient être les avatars de quelques champignons atomiques et qui suivent les corps engagés dans l’espace du plateau.
Alors que la musique et les bruits désarticulés vont crescendo, les mouvements se précipitent et, regroupés au centre de la scène dans un cercle lumineux d’une blancheur éclatante qui circonscrit leur espace, les danseurs développent une énergie débridée. Peut-être faut-il voir dans ce tableau, l’ascendant que la vie finit toujours par prendre sur les forces de mort.
Quant au tableau final, où les dix danseurs partis du fond du plateau, déroulent jusqu’à nous une immense bâche noire, s’arrêtant en bord de scène, à nos pieds, nous faisant face et soutenant notre regard, il nous rappelle que même enfouies sous la bâche, « ils » sont toujours là pour 100 000 ans, et qu’il est vital de se souvenir pour toujours d’oublier la chambre funéraire.
« Quand la chambre funéraire fut terminée, l’Homme a enterré son nouveau feu, et a essayé de l’oublier, car seul l’oubli le libérerait. Mais il a commencé à craindre que ses enfants trouvent la chambre funéraire et réveillent le feu. Alors il a dit à ses enfants, de dire à ses enfants et aux enfants de leurs enfants, de se souvenir pour toujours d’oublier la chambre funéraire, de se souvenir pour toujours d’oublier. » (Michael Madsen).
Un très beau et énergisant moment d’intelligence chorégraphiée.
Yves Kafka
Article publié en partenariat avec INFERNO MAGAZINE
Photo Bruno Moinard