ANTONIO E CLEOPATRA, TIAGO RODRIGUES, BENOÎT XII

antoine

69e FESTIVAL D’AVIGNON : Antonio e Cleopatra – Tiago Rodrigues – Salle Benoît XII – 18h – Durée 1h20.

Antoine et Cléopâtre : Tiago Rodrigues réenchante le couple mythique

Dans cette entreprise aux allures titanesques, d’autres ont excellé bien avant lui : Plutarque (Les Vies parallèles des hommes illustres), Shakespeare (Antoine et Cléopâtre) ou bien encore, au cinéma, Joseph Mankiewicz et sa Cléopâtre (avec dans le rôle-titre, Elizabeth Taylor flanquée de Richard Burton). Face à ces monuments qui ont porté haut la destinée du couple antique pour le propulser à l’état de mythe – ce rêve éveillé des peuples qui cristallise sur des figures élues le désir d’amour et de puissance confondues – le nouveau directeur du très « respectable » (équivalent de notre Comédie Française) Théâtre National Dona Maria II de Lisbonne a choisi, lui, une forme éminemment intimiste et d’une poésie enivrante pour évoquer cette histoire d’amour hors norme aux frontières du rêve éternel et du pouvoir temporel.

Dans un décor minimaliste ouvrant à toutes les envolées de l’imaginaire – une simple toile tendue du plafond au sol, sorte de vague où un mobile de Calder accroché reflète en miroir, au gré des mouvements de l’air, les images des spectateurs ainsi inclus dans la dramaturgie – le couple de danseurs-chorégraphes constitué par Sofia Dias et Vitor Roriz (éclairés l’un et l’autre par l’amour réel qu’ils se portent dans la vie et qui irradie en douceur leur jeu) va « se » et « nous » confier à l’oreille, avec une délicieuse complicité, cette très belle histoire… Celle d’Antoine, le Romain, las des guerres et héritant du royaume d’Orient de César assassiné par Brutus, et de Cléopâtre, la séduisante et fine reine du Royaume d’Egypte.

En effet, abandonnant toute tentation de vouloir retranscrire l’ensemble de cette épopée, Tiago Rodrigues – qui a claqué très jeune la porte des institutions officielles artistiques pour rejoindre le collectif belge tg STAN, connu pour ériger la liberté comme moteur de sa création – en « irresponsable » inspiré va extraire le suc de cette odyssée pour en restituer l’essence poétique. Le dispositif (qui évoluera au cours de ces neuf « chants » pour redevenir à la fin ce qu’il était au commencement) revêt la pureté des origines : Chacun va tour à tour nommer l’autre – António prononce la femme en désignant l’homme, et l’homme reprend Cleópatra, en la montrant – chacun, ensuite, les bras et mains tendus, créant l’histoire de l’autre, ce qu’il fait, ce qu’il voit, ce qu’il pense. Sans jamais se toucher ni même s’effleurer, leur manière de se nommer, infiniment sensuelle, résonne comme s’ils faisaient l’amour devant nous sur le plateau.

Présent, passé et futur ne forment qu’un même nuage et c’est tout naturellement la scène finale qui est d’emblée évoquée, celle où, Antoine se voit genoux à terre, les mains trempées de sang, transpercé par l’épée qu’il s’est passé au travers du corps croyant que Cléopâtre s’était elle-même tuée. Mais Cléopâtre pense que le futur peut être changé… Antoine, lui, dit que seul le présent est urgent… Les paumes ouvertes, les deux danseurs-chorégraphes créent l’autre, l’amant(e) sublimé(e).

S’ensuivent des visions poétiques, où durant l’heure et quelques vingt minutes de la représentation, tantôt se retrouvant dans leur présent, tantôt dans un temps disjoncté où le futur de l’un exclut le présent de l’autre (« Pars dans ce futur où je ne suis pas », dira Cléopâtre), s’entrecroiseront les événements majeurs qui nouent et dénouent leur destinée commune. Comme dans un kaléidoscope, on « entendra » le messager venu de Rome pour rappeler à Alexandre ses devoirs romains, on « verra » Cléopâtre courir le long des rives du Nil, Antoine se prenant pour un crocodile, Cléopâtre secouant le sable de ses vêtements d’esclave, ou encore Enobarbus, le fidèle ami d’Antoine, annoncer la (fausse) mort de Cléopâtre déclenchant par la suite le suicide de son amant, mais aussi Antoine forcé par les circonstances politiques à rentrer à Rome pour épouser Octavie (Cléopâtre : « Les fautes d’Antoine se voient la nuit. Même à Rome, je suis la faute la plus lumineuse d’Antoine. »), avant qu’il ne revienne vers ses amours d’Egypte.

Et lorsque la bataille sur mer s’engagera avec les navires de Cléopâtre, la flotte de cette dernière défaite, Antoine, sensé alors la combattre, la rejoindra… tant elle seule compte à ses yeux. « J’ai abandonné le présent, je suis un futur dans le nuage », dira-t-il.

Enfin, le très beau et émouvant duo final où pendant plusieurs minutes, après qu’une dernière fois Cléopâtre eut joué avec le bracelet à tête de serpent, les deux danseurs éloignés l’un de l’autre par la distance qui déjà les sépare à jamais, la main tendue vers l’autre et les yeux d’une tendresse qui fait violence, vont tour à tour prononcer à l’adresse de l’amant(e) ses simples mots d’amour : Antonio, Cleópatra. Puis et, ce sera la fin : « Cleópatra inspire – António inspire – Cleópatra expire – António expire ».

Et nous, nous nous risquons à peine à reprendre notre souffle pour, après cet impensable moment de poésie distillée, cette bulle de pureté théâtrale dans laquelle nous nous sommes laissés glisser avec délectation, nous préparer à affronter la lourdeur extérieure.

Yves Kafka

Article publié en partenariat avec INFERNO MAGAZINE

Photo C. Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

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