« NOCES DE SANG » : WILLIAM MESGUICH ENTRE TRAGIQUE QUOTIDIEN ET ONIRISME POETIQUE
LEBRUITDUOFF.COM – 16 juillet 2015
« Noces de sang » – mes William Mesguich – Théâtre du Chêne Noir du 4 au 26 juillet (relâche les 11,18 et 25 juillet)
« Il y a un tragique quotidien qui est bien plus réel, bien plus profond et bien plus conforme à notre être véritable que le tragique des grandes aventures. (…) Il s’agirait de faire entendre, par-dessus les dialogues ordinaires de la raison et des sentiments, le dialogue plus solennel et ininterrompu de l’être et de sa destinée » (Maeterlinck).
Le poète et dramaturge espagnol, lui-même assassiné quelques années plus tard par la milice franquiste, ne s’y était pas trompé en faisant matière théâtrale d’un fait divers tragiquement banal survenu dans les causses arides du sud de l’Espagne. William Mesguich à son tour se coule dans l’esprit de Federico Garcia Lorca pour présenter au Chêne Noir une version saisissante de beauté tragique de cette pièce emblématique où deux hommes, pour aimer la même femme, s’entretuent le jour des noces.
D’emblée le ton est donné. Une vieille femme, assise dans son fauteuil et portant sur ses traits la dureté des êtres blessés à jamais, s’emporte contre son fils partant pour la vigne un couteau à la main: « Le couteau, le couteau… Maudits soient tous les couteaux et le salaud qui les a inventés. Maudit tout ce qui peut trancher le corps d’un homme. D’un homme beau qui part, la fleur à la bouche, voir sa vigne, ou ses oliviers… et ce bel homme ne reviendra pas chez lui. Ou, s’il revient c’est pour qu’on lui ferme les yeux et qu’on dépose sur son corps un rameau et une assiette de gros sel pour qu’il ne gonfle pas. Je ne comprends pas comment tu peux oser porter un couteau sur toi, ni pourquoi, moi, je nourris le serpent dans mon sein. »
Et elle poursuit l’évocation des deuils, toujours à réaliser: « D’abord ton père, qui n’a fait ma joie que durant trois petites années. Ensuite, ton frère. Jamais je ne me tairai. Le désespoir pique mes yeux. Qui peut me ramener ton père et ton frère ? Mes deux hommes à moi, l’herbe leur pousse en dedans, ils ne parlent pas, sont crevés ; deux hommes-géraniums… Les tueurs, eux, en prison, bien tranquilles, à regarder les collines… »
Les éléments du drame ancien, à jamais virulents, sont rappelés comme le prologue dans le théâtre antique annonçait un autre drame à venir. Comment le fiancé (son fils unique) pourrait-il épouser aujourd’hui celle qui avait été promise naguère à un certain Leonardo, de la famille des Félix, les assassins du père et du frère ? La malédiction rôde et la répétition tragique esquissée. En effet nul ne peut prétendre dans la tragédie échapper à son destin ; rois comme hobereaux et manants lui sont soumis.
Dès lors, les comportements des uns et des autres vont se nimber d’une inquiétante étrangeté. Ainsi Leonardo, qui entre temps a pris femme et est devenu père d’un tout jeune enfant, s’absente « sans raison » du domicile conjugal pour de longues courses échevelées dans les bois environnants. Une servante même rapporte avoir entendu son cheval s’arrêter en pleine nuit devant la chambre de sa maîtresse. Quant à la fiancée, si apparemment résignée d’échapper au destin qui lui avait fait rompre la promesse d’union avec ce même Leonardo, torturée intérieurement par la passion non éteinte qu’elle ressent pour lui – feu dévorant ravivé à la faveur du mariage programmé avec l’autre, le gentil jeune homme d’une mère accrochée au passé – son trouble est si intense qu’elle ne peut ceindre sa tête de la couronne de fleurs d’oranger des mariées sans se sentir transpercée par les affres qui l’agitent.
La mise en scène et la direction d’acteurs de William Mesguich fait la part belle aux troubles qui s’emparent de chacun, n’épargnant aucune violence, retenue ou pas, assassine à coup sûr, dans les rapports – à eux et aux autres – qui les déchirent . Mêlant réalisme (personnage de le la mère en particulier, habitée par une dignité sans concession et d’une lucidité aiguisée, elle qui voit dans ce mariage la tragédie de la perte d’un fils se profiler mais aussi l’occasion d’avoir une descendance) et onirisme (la mort hystérique apparaissant conne une figure triomphante), il nous transporte au cœur même de la passion des deux amants qui, disparaissant au cours de la noce, s’enfuient avec le fiancé éperdu à leurs trousses. Et, chronique de deux morts annoncées, mise en abyme des deux assassinats anciens, l’issue sera immanquablement tragique avec comme seuls témoins, la lune et la mort incarnées.
Restées seules sur scène, il revient aux deux femmes atteintes dans leur chair de mère et d’amante – elles qui ont tout perdu dans ce drame où deux hommes se sont entretués faute de ne pouvoir aimer la même femme – de joindre leur voix dans un duo aux accents de pleureuses antiques : « Il était écrit que deux hommes amoureux, entre deux heures et trois heures par une nuit éclairée par la lune, s’entretueraient avec un couteau, un tout petit couteau qui tient à peine dans la main… »
William Mesguich ne pouvait mieux conclure en mettant ainsi en exergue le poids du fatum grec opposé aux vains et dérisoires efforts des hommes pour lui échapper. Passion et destin, le couple tragique par excellence.
Yves Kafka