AVIGNON OFF : ENTRETIEN AVEC ALAIN TIMAR
A l’aube de l’ouverture du Festival d’Avignon, Alain Timar, metteur en scène et directeur du théâtre des Halles à Avignon, s’octroiyait un moment de répit depuis son retour de Corée il y a quelques jours où il a créé « Tous contre tous ». Une année 2016 riche de deux créations puisque la figure emblématique du théâtre contemporain a mis en scène « Les bêtes », un texte puissant de Charif Ghattas.
Vous êtes directeur du Théâtre des Halles depuis 1983. Comment a évolué selon vous le Festival d’Avignon et quelle définition lui donneriez-vous ?
Alain Timar : Le festival, dans son ensemble, a changé de nature: nombre de spectacles hallucinant, profusion des spectacles d’humour et seuls en scène. De plus, la scission entre In et Off paraît désormais consommée et cette situation n’est pas, pour moi, porteuse ni de sens ni d’avenir. Le constat plus que navrant de l’impossibilité à s’accorder sur des dates communes signe symboliquement cette coupure. Et pourtant, une réflexion approfondie mériterait d’être menée sur ce que représente globalement ce Festival: pour les spectateurs, pour la création théâtrale, pour Avignon et le Grand Avignon. Comment renouveler et élargir les publics, comment préserver et développer la liberté de création face à l’emprise du marché et de la concurrence, comment associer d’autres villes avoisinantes à la manifestation ?
Sommes-nous capables enfin de penser et projeter les 20 prochaines années autour d’un solide et cohérent projet commun ?
J’aimerais insister sur un point : l’éducation du spectateur. Sans éducation artistique, celle qui permet d’aiguiser la perception, sensibiliser l’oreille, provoquer, émouvoir, instruire l’esprit et le corps, rien n’est possible ! Je ne peux que souhaiter un spectateur qui ne soit pas simple consommateur, un spectateur conséquent et libre de ses choix, sensible, conscient et confiant.
Vous êtes un amoureux des textes contemporains… qu’apportent-ils au théâtre ?
Constat d’autant plus actuel que j’y associe le plus souvent des auteurs vivants ! Vous le savez, j’aime découvrir et me confronter à la nouveauté. Ce choix personnel entraîne évidemment des prises de risques mais l’éternel curieux l’emporte sur le raisonnable. Au fond, je ne fais que poursuivre un aspect de l’histoire du théâtre en France: porter un regard sensible, conscient et critique sur nos contemporains. Molière et quelques autres, hier comme aujourd’hui en sont la preuve éclatante. Mais en ce 21ème siècle, l’ouverture au monde, la facilité des échanges, de la communication, la réalité en somme d’une humanité plurielle et multiple réinterrogent le théâtre dans sa capacité à dénoncer les clichés, combattre la niaiserie et l’étroitesse d’esprit. Les sentiments de crainte, de peur ou de menace se nourrissent souvent de la méconnaissance et de l’ignorance. Ayons l’ambition, gens de théâtre, de faire que l’étranger devienne un ami. Après tout, l’autre n’est pas à priori un ennemi. « Qui a fait le plus long voyage ? Celui qui s’est mis en route pour trouver un ami. » a écrit le poète Al Tawhidi, né à Bagdad en 932.
Mais pour passer de la lutte à la concorde, du combat guerrier à la paix, du poing tendu à la main tendu, long et difficile sera le chemin pour le théâtre. L’historien Achille Mbembe, d’origine camerounaise, écrit encore : « Commence à naitre l’idée d’un monde comme seul bien commun, et d’une nouvelle éthique pour laquelle les droits fondamentaux ne seraient pas rattachés à une nationalité… On pourrait d’ailleurs commencer par revendiquer le droit de séjour temporaire pour tout être humain où qu’il le souhaite. Il est, en tout cas, essentiel de formuler un contre-imaginaire qui s’oppose à cet imaginaire dément d’une société sans étrangers. »
L’état du monde et de la société en général guident souvent mes choix. La parole et l’écriture qui l’accompagnent me sont de précieux compagnons de route pour essayer de comprendre, en fin de compte, ce qui se passe en nous et autour de nous.
Comment s’est faite la rencontre « Les bêtes » ? Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce texte ?
Je lis beaucoup et on me propose beaucoup de textes. A vrai dire, on m’a fortement recommandé de lire Charif Ghattas. Et je dois dire qu’on ne s’est pas trompé en me mettant ses textes entre les mains. En apprenant l’âge de cet auteur (35 ans), j’ai ététrès surpris d’une telle maturité, d’une telle maîtrise de l’écriture et de la dramaturgie. La pièce « Les bêtes » m’a, entre autres, particulièrement attiré. Le regard lucide, cruel et terrible qu’il porte sur les personnages et par conséquent sur la société dans laquelle ils évoluent, contribue à cet éveil des consciences dont je parlais plus haut. A travers une écriture incisive et précise, Charif Ghattas nous plonge dans un univers tout à la fois satire sociale et étude de mœurs. Pour toutes ces raisons, je me suis attaché à ce texte. Nouvelle prise de risque ? Raison supplémentaire de suivre mon intuition et de mettre en scène cette pièce.
De quelle manière avez-vous travaillé avec Charif Ghattas, l’auteur « Les bêtes », pour la transposition de ce texte au théâtre ?
Il s’agit d’une pièce: aucune nécessité donc d’adaptation ou transposition au théâtre…. Après plusieurs rencontres, échanges et discussions sur ma vision de la pièce, Charif Ghattas m’a accordé sa confiance. J’ai pu ainsi travailler en toute liberté pendant la période des répétitions, sans la présence de l’auteur. D’ailleurs, c’est ainsi que je procède habituellement: j’ai besoin de développer un espace personnel, tant visuel que sonore, conjointement au texte qui m’est confié.
Vous avez une belle distribution, comment s’est fait le casting ?
A la lecture, la typologie des personnages s’est imposée. Puis la recherche des acteurs a commencé. Je souhaitais en particulier la présence d’une actrice: Maria de Medeiros, dont je connaissais et appréciais le travail et qui avait joué au Théâtre des Halles. Elle a lu la pièce, l’a aimée, la rencontre fut programmée et vous connaissez la suite: elle interprète une très forte et sensible Line. Je ne connaissais Manuel Blanc et Thomas Durand que de nom. Leur physique, leur personnalité, leur sensibilité correspondaient parfaitement à mes attentes concernant les personnages de Paul et de Boris. C’est ainsi qu’avec ces trois partenaires, l’aventure put débuter et… aboutir.
L’histoire est glaciale… quel regard portez-vous sur la société ?
Coexistent dans ce texte une part de lumière et une part d’ombre, de légèreté et de gravité, de comédie et de tragédie. Derrière l’apparente légèreté du couple Line et Paul, se cache une autre histoire. Peut-on les qualifier de diabolique ? Seraient-ils des prédateurs ? En tout cas, ils vivent dans l’aisance et l’insouciance. Paul : narcissique satisfait, imbu de sa personne, avec un appétit du pouvoir et de l’argent ; une Line qui s’accommode bien de ce statut et de cette vie, même si elle fait remarquer à son époux qu’il n’est pas humain. Elle lui reproche de gagner de l’argent sur le dos des populations pauvres et déshéritées et Paul lui rétorque, avec un cynisme assumé, qu’elle profite de cette richesse et de ses largesses. Ils jouissent de leur état mais il leur manque certainement quelque chose. Ils organisent des dîners. Ils aiment critiquer les gens et leurs amis plutôt avec férocité. Ils boivent aussi. Paul boit beaucoup. Il a le verre et le verbe facile, l’attaque acerbe. Et quand un jour, ils invitent chez eux un SDF, Boris, celui-ci va enrayer la machine. Le grain de sable va agir comme un révélateur et engendrer une véritable descente aux enfers ! De ce huit clos, se dégagent un mystère, un trouble, un miroir de nous-mêmes et de la société.
Vous êtes metteur en scène mais aussi plasticien… Parlez-nous de votre décor singulier ?
La scénographie a cherché à traduire ce que j’exprimais précédemment. La vision scénographique s’est imposée rapidement. Je souhaitais comme une mise en abîme des personnages et de l’action. J’ai travaillé les transparences, les reflets à travers miroir et verre. J’ai imaginé l’espace dans une sorte de véranda ou de verrière, sans trop verser dans le réalisme. Mais je voulais également jouer sur la profondeur, l’idée du multiple et l’impression d’infini. Je pense que vous connaissez l’expérience du miroir infini ! En jouant sur ces différentes possibilités : diffraction, réfraction, déformation, vision directe ou indirecte, j’avais le sentiment d’atteindre les profondeurs de la pièce et de révéler la part cachée ou secrète des personnages. Et inviter ainsi le spectateur à voyager à l’intérieur des êtres, comme pour mieux en comprendre et saisir la vérité. Mais vérité insaisissable, multiple et toute en illusion bien entendu.
Quels sont vos projets ?
Parmi les projets qui me tenaient à cœur, j’ai pu enfin en réaliser un! J’ai accepté l’invitation de l’Université Nationale des Arts de Corée à diriger la mise en scène et la scénographie de la pièce d’Arthur Adamov : « Tous contre tous », en coréen bien sûr, avec 15 comédiens et 1 musicien sur le plateau. Je gardais cette pièce dans mes tiroirs depuis très longtemps en espérant la monter un jour: c’est chose faite grâce à cette invitation. La pièce « Tous contre tous » sera présentée cet été au Festival d’Avignon, tout comme «Les Bêtes »… D’autres projets bien sûr en France et à l’étranger: la mise en scène de « La solitude des champs de coton » de Bernard-Marie Koltès, plusieurs commandes d’écriture à des auteurs… mais je vous en parlerai le moment venu !
Propos recueillis par Violeta Assier
Photo © Ye Danking