« BOVARY » : A LA RECHERCHE DU CHAÎNON MANQUANT DE TRUFFAUT
« Bovary » – Cendre Chassanne – Théâtre des Halles du 6 au 28 juillet à 11h.
A la recherche du chaînon manquant de Truffaut
Les films sont plus harmonieux que la vie, ce sous-titre choisi pour Bovary place délibérément cette création – de l’auteure, comédienne et metteure en scène Cendre Chassanne – sous le regard du cinéaste princeps de la nouvelle vague, cet « homme qui aimait les femmes ». En effet « qu’on écrive un roman ou un scénario, on organise des rencontres, on vit avec des personnages ; c’est le même plaisir, le même travail, on intensifie la vie », alors se saisissant de cette invitation, elle va se lancer à corps perdu dans un projet qui va faire théâtre : réécrire sur le plateau, avec à l’oreillette le cinéaste et sur les conseils avisés de Flaubert, le scénario du film que François Truffaut a omis de réaliser de son vivant.
La matière en sera le roman emblématique qui nous parle de la femme et de son rapport à l’homme, mais aussi du désir insatiable d’aimer, des tentatives pour briser le carcan sclérosant d’un ordre social imposé, des abandons vécus comme des échecs, des frustrations et névroses qu’elles engendrent, la quête de tout ce dont Madame Bovary résonne au-delà de l’époque où Flaubert « l’inventa ». Cendre Chassanne sera accompagnée par la comédienne (vidéos) Pauline Gillet-Chassanne – sa propre fille – qui sur l’écran des nuits blanches de la metteure en scène fan de Truffaut (c’est l’insomnie qui la pousse à noircir les feuillets du scénario) apparaîtra, cigarette à la bouche et regard éperdu, pour mettre en abyme la figure d’Emma et l’inscrire dans notre contemporanéité. Dans le même dessein de rendre à la vie le propos, les lycéens ayant participé au travail de création se feront entendre en voix off, notamment lors de la célébrissime scène dite de « la casquette » où « charbovary » est moqué par ses camarades de lycée.
On verra alors – projeté par l’imaginaire de la metteure en scène en quête d’écriture du scénario – comment Charles, étouffé par sa mère et moqué par ses camarades lorsqu’il était jeune, ne sait comment s’y prendre avec la dépression de sa femme, qui elle-même, élevée dans une éducation religieuse offrant comme seul échappatoire la lecture de romans fleur bleue, ne sait pas y faire avec l’existence réelle. Suivra la fameuse scène du bal au château de la Vaubyessard où, en l’espace d’une soirée, elle succombera à l’appel des sirènes du désir et ouvrira grand la porte de ses frustrations enfouies. L’Emma de l’écran, filmée au ralenti, trouvera alors les mots pour se dire haut et fort qu’elle n’aime pas son mari. Plus tard cette Emma actuelle apparaîtra le visage en gros plan en train de déambuler en ville, perdue dans la vacuité abyssale de son existence.
Ce bal est un trou dans sa vie. Le bouquet de boutons d’oranger fanés de son mariage (symbole d’une virginité contrainte) sera jeté au feu après qu’elle se fut piqué auparavant le doigt avec un fil de fer qui s’en échappait. Eblouie par le Vicomte, pointe en elle le potentiel désir d’adultère vécu comme rachat de ses années volées.
D’autres images du film en gestation seront projetées, celles de Yonville filmé en travelling où sa rencontre avec le séduisant Léon, jeune clerc de notaire, lors d’un dîner avec le pharmacien Homais, la transporte dans des émois profonds. On entend en voix off le débat interne qui l’assaille, la voix du dedans qui tonitrue « Léon, je suis une bonne mère ! » pour tenter de faire taire en elle la culpabilité liée à la rumeur qui se répand comme une traînée de poudre dans le petit bourg corseté par l’ennui. C’est qu’Emma, sur le trajet du retour de chez la nourrice à qui elle a « confié » sa fille (modernité du propos flaubertien qui choisit pour héroïne une mère refusant la maternité), a donné la main à Léon, et toute la ville bruisse de cette nouvelle qui nourrit la médiocrité de son actualité.
Comme nombre de jeunes femmes de notre époque, l’Emma de l’écran parcourt des magazines féminins pour y trouver son horoscope, elle coche les vêtements qu’elle voudrait s’offrir, elle repère les assiettes aperçues dans le dernier catalogue Ikéa, mais cela ne suffit pas à la distraire de sa mélancolie. Alors quand elle rencontre Rodolphe, lors des comices agricoles, elle tombera raide à ses pieds pendant qu’alentour les autres hommes s’abîment dans des beuveries. Les deux amants ont le projet de s’enfuir à Marseille, sauf que Rodolphe renonce au dernier moment laissant désemparée Emma. Elle tombe dans une dépression profonde – du même rang que celle qu’a pu connaître le cinéaste lors de sa dernière rupture sentimentale.
Emma qui a fui dans la consommation compulsive a ruiné sa maison, les huissiers sont là pour faire l’inventaire des biens des Bovary sous le regard de la caméra qui filme Berthe, leur fille, en train d’assister à la scène. Léon n’ayant pas répondu à son besoin expresse d’argent, elle plonge la main dans le bocal d’Homais et se met plein la bouche d’arsenic. Plus tard, Berthe verra son père reposer la bouche ouverte. Elle croira qu’il dort… Combien de générations faudra-t-il pour guérir de ces blessures ?
Le résultat de ce vrai faux film en train de se faire, est un moment précieux et un brin euphorisant. En effet malgré le lourd du sujet, on prend un énorme plaisir à voir les personnages de papier que sont les héros de Gustave Flaubert sortir des pages jaunies du livre où ils sommeillaient (un peu comme dans La rose pourpre du Caire de Woody Allen où le personnage traverse l’écran pour rejoindre une spectatrice éperdument amoureuse de lui) pour acquérir, au travers des vidéos filmées ou des voix enregistrées, le statut d’êtres de chair et d’os portant les questions existentielles inscrites dans notre ADN.
On ne pouvait mieux concevoir un projet qui, grâce à son côté délibérément ludique, jette des ponts entre l’œuvre littéraire et le spectateur catapulté au cœur même de ce questionnement en participant de visu à la réalisation d’un scénario de François Truffaut. Loin de pervertir ce roman phare de la littérature, Cendre Chassanne le « projette » sur l’écran de nos nuits agitées.
Yves Kafka