« KING KONG THEORIE », UN VIRGINIE DESPENTES DE HAUT VOL !
LEBRUITDUOFF – 28 juillet 2016
« King Kong Théorie » – Virginie Despentes – Théâtre Gilgamesh du 7 au 24 juillet à 17h50.
Comment adapter le côté hard du très beau texte de Virginie Despentes – elle qui faisant corps avec son écriture et qui en passant par la symbolisation du langage à échapper à l’inscription dans sa chair de ce qui aurait pu la détruire – sans le plagier et le vider de son substrat ? C’est le défi que s’est lancé la jeune metteure en scène Emilie Charriot en formant ce projet.
Très vite, elle a eu l’intuition qu’il fallait se décaler, « faire un pas de côté », pour dire l’essence de cette expérience singulière. Pour ce faire, elle a choisi de déconstruire ce visage en deux : l’un sera porté par une danseuse, l’autre par une comédienne. Toutes deux seront sur scène tour à tour ou ensemble, mais jamais elles ne dialogueront, ce sera au spectateur, comme dans une vision stéréoscopique, de recoller les morceaux en les faisant se superposer. Le résultat est une chorégraphie et de longs monologues statiques où la lumière joue un rôle essentiel pour éclairer l’ombre et la mettre en mouvement.
Le premier tableau est chuchoté, susurré à nos oreilles par un filet de voix ayant réussi à échapper à une catastrophe dont, même si on en ignore encore l’origine, on mesure l’ampleur à la faiblesse du signal sonore émis. Portée par un corps empêché dont les mains se tortillent, elle raconte cette voix fragile son parcours incertain…
Parler de la notion d’échec lui est compliqué… Si on a échoué, c’est parce que l’on a beaucoup espéré. Elle ne peut entrer dans ce concept. En revanche, elle veut bien parler de « ne pas y arriver », en fait de ne pas arriver… à vivre. Ce n’est pas facile d’être vivante, se maintenir en vie, ce n’est pas naturel. Depuis l’adolescence, d’être toujours à côté, ne pas trouver l’endroit juste, ça la met enragée, alors pour contenir la rage, recouvrir la tache… Et la danseuse se déplace pour mettre son pied sur une tache imaginée au sol. Anne-Claude elle était à sa place, elle, elle était parfaite, adéquate. Elle aurait tant voulu être Anne-Claude, dit-elle avec un sourire d’envie.
La danseuse esquisse quelques pas. Et elle commente… « Tu vois la danse, c’est en lien avec le fait de ne pas parler fort, avec la grâce, le raffinement, l’élégance, dire quelque chose qui n’ébouriffe pas. J’ai échoué à être une femme convenable… La colère et quelque chose aussi d’un peu désespéré. Même pour la danse j’ai eu du mal à trouver ma place. Le côté enragé-désespérant n’est pas vendeur. J’arrivais pas… Maurice Béjart m’a dit « Mademoiselle, la danse ce n’est pas fait pour exprimer des émotions primitives ». On m’a demandé de parler d’amour, et j’ai pas voulu ».
Suit alors – ce qui ne pouvait être dit de « vive voix » – la récitation de la lettre de Virginie Despentes (apprise par cœur) publiée dans le magazine Têtu où elle parle de son parcours de fille née en 1989, de l’école mixte, des jupes courtes, de la pilule à 14 ans (« C’était super cool, voilà ce que j’en dirai maintenant »), de la liberté d’ouvrir un compte sans l’autorisation du père ou du mari, de la baise avec des centaines de mecs, de sa « vie d’homme »… Et de dire ce juillet 86 où de retour de Londres avec sa copine, mini-jupes et cheveux verts et orange, elles ont été violées par trois mecs blancs plutôt sympas qui les avaient prises en stop. « Depuis, le viol c’est ce qui me défigure et me constitue », dit-elle.
« Pendant vingt ans, je me suis prostituée. En 91, l’idée m’est venue de porter des habits de garçon. » En voix off, on entend : « Créature du vice en jupe et talons hauts ». Et elle dit : « La prostitution a été une entreprise de reconstruction après le viol, un bénéfice de ma vulnérabilité féminine. Arrêter c’est dur. Je suis plus désirante que désirable ».
Se clôt là le premier volet du « spectacle », le plus troublant sans aucun doute. En effet, avant même la « récitation » de la lettre qui dévoile le viol – ce dont elle ne pouvait parler, elle le « savait par cœur » – le corps morcelé exposé dans son extrême fragilité, avec ses hésitations et le mouvement de ses mains agitées par on ne sait quelles tensions secrètes, la voix dont seul un filet survit, introduit au cœur même de la vérité impossible à formuler. En effet, ce qui a été frappé de forclusion par l’inconscient resurgit dans le réel sous forme de blessures infligées au corps. La forclusion, mécanisme de défense caractéristique de la psychose, et qui en serait à l’origine, empêche toute verbalisation du traumatisme qui est dénié, comme si en fait il n’avait pas existé vraiment.
Ce que la mise en jeu d’Emilie Charroi a fort bien compris en scindant en deux le personnage de Virginie Despentes pour le faire interpréter par deux artistes différentes et, qui plus est, ne dialoguant jamais ensemble quand au troisième tableau elles sont réunies sur le plateau. On ne pouvait mieux donner à voir concrètement le moi clivé en jeu dans l’état psychotique d’origine traumatique.
La chance énorme dont s’est saisie Virginie Despentes – elle le dit elle-même très bien – c’est d’avoir pu et su faire passer dans la sphère symbolique ce qui aurait pu la couper d’elle-même à jamais. Grâce à l’écriture de ses romans (Baise-moi, ne fut pas qu’un succès de librairie mais d’abord une œuvre de reconstruction), elle a fait passer dans la sphère symbolique ce qui jusqu’alors se déchargeait violemment dans des passages à l’acte.
Ayant retrouvé sa voix grâce à l’écriture, Virginie Despentes va enfin pouvoir directement « parler sa vie ». La deuxième comédienne, elle aussi seule sur le plateau, éclairée fabuleusement par un halo de lumière à l’intensité variée selon les épisodes évoqués, va dans un très long monologue passionnant reparcourir ce qui fait sa vie. La prostitution complètement assumée – comme le viol, non plus dénié mais « exposé » au vu et au su de tous – étant pour elle le viatique lui permettant de reprendre le pouvoir sur son corps. Désormais, ce corps vulnérable qui lui appartient et qu’elle peut donc librement monnayé, n’est plus un corps dont elle est dessaisie : elle a renversé dans son contraire sa vulnérabilité féminine pour en faire sa force. Une force d’homme, dit-elle.
Pour une première mise en scène, Emilie Charriot montre là une maturité de vue que ses aîné(e)s n’ont pas toujours. Au lieu de céder à ce qui aurait pu – du côté du scabreux de cette (belle) œuvre sulfureuse – attirer le voyeurisme des foules, elle nous propose une « représentation » du parcours de Virginie Despentes qui dans le dispositif choisi (deux artistes pour une même personne, trois tableaux où dans le dernier les deux parties disjointes vont venir se superposer) dit avec une extrême finesse l’essence du « viol qui la défigure et la constitue ». Cette intelligence vive est portée aussi par deux merveilleuses artistes, Géraldine Chollet et Julia Perazzini (l’une danseuse à l’origine, l’autre comédienne) d’une authenticité totale. Une très, très belle réussite.
Yves Kafka