AVIGNON OFF : « L’AMANTE ANGLAISE », DURAS ASSASSINEE

LEBRUITDUOFF.COM – 29 juillet 2017

« L’Amante anglaise » de Marguerite Duras, mise en scène de Thierry Harcourt – Théâtre du Chien qui Fume – du 7 au 30 juillet à 15h45.

« L’Amante anglaise », Duras assassinée

Si Marguerite Duras occupe la place qu’est la sienne dans le monde des lettres, c’est en raison d’un style qui lui colle à la peau pour ne faire qu’un avec elle, un phrasé singulier où la déstructuration des phrases dit si bien les errements des personnages traversés de part en part par une nécessité impérieuse trouvant sa source quelque part en eux-mêmes, à un endroit inconnu d’eux. Romancière unique dans le paysage littéraire, elle séduit par la petite musique lancinante qui ourdit son écriture, tout comme elle peut somptueusement irriter ceux qui restent sur le bord de sa prosodie. Ce qui est sûr cependant, c’est qu’aucun ne reste indifférent. Alors, quand un metteur en scène, Thierry Harcourt, se pique de nous en proposer une adaptation d’une platitude à faire pleurer, on se dit qu’il s’agit là d’un assassinat en direct de Marguerite Duras.

Si Marguerite Duras a toujours eu un faible pour les faits-divers (« L’Amante anglaise » est inspiré de l’un d’entre eux) c’est qu’ils concentrent en eux tous les éléments de la tragédie : un destin qui fait basculer « hors-raison » la vie d’un être d’une banalité avérée (elle, elle cultivait de la menthe anglaise dans le jardin qu’elle affectionnait avant de devenir criminelle) soudain soumis à des pulsions qui lui sont étrangères, sorte d’écho d’un deus ex machina « mal-veillant » tirant les ficelles des coulisses du théâtre grec, et une amplification médiatique et populaire évoquant le chœur grec commentant en direct l’action.

S’emparant de l’histoire de cette femme ordinaire (Cf. « Contes de la folie ordinaire ») qui, un jour d’avril 1966, au lieu-dit Le Pont de la Montagne Pavée, a essaimé dans plusieurs wagons de marchandises en partance vers des destinations différentes les débris du corps (sauf la tête, qui restera une énigme non élucidée) de sa cousine qu’elle avait méticuleusement découpée en morceaux, l’écrivaine va laisser son imagination reconstituer non l’action en tant que telle mais ce qui se passe dans la tête d’une femme ayant commis un crime, l’ayant aussitôt reconnu, mais restant en incapacité totale d’en fournir la moindre explication rationnelle. Comme si cet événement avait surgi d’elle sans lui appartenir, et la laissait irrémédiablement étrangère à sa signification.

« Je cherche qui est cette femme, Claire Lannes. Claire Lannes a commis un crime. Elle ne donne aucune raison à ce crime. Alors je cherche pour elle », écrit Marguerite Duras. L’énigme posée n’a pas de solution (la morte ne « parlera » pas, d’ailleurs a-t-elle jamais parlé, sourde et muette qu’elle était), c’est pour cela que cette (anti)héroïne intéresse l’écrivaine, avide d’explorer cette frontière labile entre raison et folie d’une femme ayant connu sans doute un amour passé avant de basculer dans un quotidien sans relief, une vie mortellement ennuyeuse.

Ce qui compte, ce n’est donc pas ce qui est dit, mais la manière qu’à l’écrivaine de le dire. Or, ni Jacques Frantz dans le rôle du mari interrogé, ni Jean-Claude Leguay dans celui de l’interrogateur (un psychiatre ? l’auteure ?) ne font décoller le texte au-dessus du degré zéro, non de l’écriture mais de la compréhension de cette écriture, l’engluant dans un réalisme de guimauve. Judith Magre quant à elle parvient à quelques reprises à être cette criminelle à qui le sens échappe, cette femme « sublime, forcément sublime » comme seuls les êtres pris dans un destin qui leur échappe savent être. On est très loin des versions épurées et oniriques proposées naguère par Claude Régy…

Une fois n’est pas coutume, lors de cette édition du Festival Off, c’est au moins la deuxième reprise qu’un spectacle présenté par ailleurs au Lucernaire (ce lieu nous avait habitués à beaucoup plus de finesse dans sa programmation) se méprend autant sur le choix de metteurs en scène, hermétiques au sens des œuvres qu’ils montent. En effet présenter sous forme de thriller (fût-il « de l’esprit », comme le programme l’indique) «L’Amante anglaise», relève d’une aberration occultant les enjeux de cette écriture fascinante. Heureusement que, même assassinée sous nos yeux, Duras est trop indomptable pour ne pas renaître de ses cendres.

Yves Kafka

Photo P. Hanula

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