« CONVULSIONS » CHEZ LES ATRIDES : REMAKE SOMPTUEUX ET GLAÇANT
LEBRUITDUOFF.COM – 12 juillet 2018
AVIGNON OFF : « Convulsions » de Hakim Bah, mise en scène Frédéric Fisbach, Théâtre des Halles du 6 au 29 juillet (relâche les 9, 16, et 23) à 19h30.
Spectacle recommandé
Sur le plateau, peut-être un terrain de basket, des hommes et femmes en tenue de tous les jours émergent lentement de la semi-obscurité pour faire face à la salle. Droit dans les yeux, ils vont commenter et jouer tour à tour, en interchangeant continuellement leurs rôles, l’action qui se déroule ici et maintenant. Et pourtant, même si ce fait divers pourrait se dérouler au cœur de n’importe quelle métropole contemporaine, son histoire entre en écho avec une autre renvoyant elle à la nuit des temps. Les personnes-personnages du drame « à venir » ont pour noms ceux de la mythologie. Atrée, Erope sa femme, et Thyeste son frère en sont les protagonistes.
Pris d’emblée dans les rets d’une langue somptueuse d’inventions poétiques qui fonctionnent comme des litanies incantatoires, nous sommes embarqués pour un voyage au bout de la nuit. Un voyage qui commence au moment où Atrée et Thyeste font corps contre leur demi-frère bâtard pour, après l’avoir ligoté, lui avoir bandé les yeux, scotché la bouche, le harceler de leurs coups, le couvrir de leurs injures, lui pisser dessus et finir, après lui avoir coupé la langue et avoir pris méthodiquement soin de lui faire avaler ce morceau de chair arraché, par arroser son corps d’essence, craquer une allumette et livrer sa dépouille aux hordes de chiens. Extrême sauvagerie contemporaine – distanciée au travers de sa mise en mots, elle échappe à toute complaisance mortifère -, remake d’une autre inscrite dans les plis de l’inconscient collectif et portée jusqu’à nous par la langue des poètes.
« Tout a déjà commencé y a longtemps / Nous assistons à la suite de ce qui a déjà commencé y a longtemps / Mais de ce temps longtemps on ne parlera pas / Le destin s’acharne contre cette famille / Laissons s’exprimer le destin ». La malédiction qui frappe les Atrides depuis que Tantale – et Atrée après lui – a commis le crime des crimes, l’impensable, à savoir l’infanticide redoublé de l’anthropophagie, la peste s’est introduite pour l’éternité et gangrène jusqu’à aujourd’hui les rapports entre frères. Le contexte du décor planté, l’action peut démarrer.
Trois femmes, réplique du chœur antique, annoncent en le commentant le cycle infernal de la sempiternelle violence conjugale. Le compagnon aimé et aimant se muant imperceptiblement en bourreau sadisant ce corps et cette âme de femme qui deviennent étrangers à celle qui, sous l’effet des humiliations et des coups portés, perd pied jusqu’au jour où un sursaut lui permet de fuir. Puis les événements s’enchaînent dans une logique implacable, sans que rien ni personne ne puisse venir briser leur déroulement programmé.
Le voisin fusil en main qui fait irruption dans la maison d’Atrée. Le casque sur les oreilles et les yeux fixés sur son écran d’ordinateur, il ne semble même pas le remarquer. La terreur d’Erope qui essaie de l’accueillir au mieux, c’est le rôle endossé depuis toujours par les femmes de mettre du leur pour apaiser les conflits. La tension qui monte d’autant plus que la banalité de la conversation contraste avec les attitudes bizarres de l’homme. Jusqu’à la révélation de la raison de sa venue, un compte à régler, une offense capitale qui ne pourra être lavée que dans le sang. Scène d’autant plus inquiétante – l’inquiétante étrangeté dont parle Freud, cette impression troublante d’avoir déjà assisté à la même scène – que les pensées qui traversent les personnages sont commentées en direct à la troisième personne par un autre acteur.
La fuite d’Atrée poursuivi par le voisin en furie. La perfidie de Thyeste qui profite d’être seul avec Erope pour séduire la femme de son frère. Traversant les époques, la répétition à l’identique du même. Les mêmes conséquences. La même rage destructrice. La même haine entre les frères se disputant la même femme. La même violence du mari bafoué qui plonge la tête d’Erope dans la cuvette des toilettes puis son corps entier dans la baignoire bouillante. Et Erope qui souffre énormément. Et Atrée qui rit sauvagement.
Et puis il y aura la promesse d’un départ pour l’Amérique. Erope, Atrée, et leur bébé prêts à s’extraire de ce cloaque infernal. Mais là encore un malencontreux événement remettra tout en cause. Le doute, l’affreux doute, celui qui ronge l’esprit, le doute sur la paternité de l’enfant engendrera un funeste projet de représailles. Un festin de réconciliation avec le frère maudit, un festin de viande on l’aura deviné. Et l’horreur originelle qui se répète toujours et encore.
La force de cette performance collective nous met « hors de nous », tant la dramaturgie originale – prise en charge par des comédiens endossant tour à tour tous les rôles et s’appuyant sur la fonction litanique des récitants – créée une sorte d’étourdissement propre à nous dessaisir de nous-mêmes afin de mieux penser l’impensable. Immergés dans les mécanismes du destin à l’œuvre, les barrières spatio-temporelles sont abolies et la folie vengeresse ne nous apparaît plus être le résultat de la psychologie singulière de monstres exceptionnels appartenant à une époque et à un territoire donnés, mais le résultat d’enchaînements qui dépassent et de beaucoup la dimension du sujet individuel. L’écriture, en renforçant ce sentiment de dépaysement, contribue grandement à ouvrir un champ d’investigation que seul le langage poétique, fût-il à certains moments très cru, peut générer. « Convulsions » se présente comme une expérience théâtrale « grandeur nature », une expérience hors du commun même si paradoxalement son objet est de représenter la répétition du même. Un grand moment de théâtre.
Yves Kafka