« NU », DE LA VULNERABILITE DU MODELE
lebruitduoff.com – 18 juillet 2021
AVIGNON OFF 2021. « Nu » – Mise en scène : David Gauchard – Avec : Emmanuelle Hiron et Alexandre le Nours – La Manufacture à 12h05.
« La vulnérabilité du modèle ne vient pas de sa nudité mais de son immobilité » prononce l’un des comédiens présent sur scène, en même temps qu’un modèle vivant au visage absent, le prénom projeté sur un écran noir, formule pour lui cette phrase qui condense à mes yeux la plupart des thématiques abordées par le spectacle. La question de la limite par exemple : quand s’arrêter ? L’immobilité du nu n’est pas celle du dormeur, il habite une pose de statue qui l’épuise peu à peu et exige pour son corps d’autres pauses. Se demander « quand s’arrêter ? » lorsqu’on est immobile a du sens aussi, et c’est ainsi qu’un modèle nu interdit aux peintres d’adopter l’angle qui présente son orifice à leurs pinceaux, et nous le raconte en criant, en riant. La question de la représentation : comment est-ce que ça fait de se voir figé en un tableau, de se découvrir un ventre omniprésent ou les jambes un peu trop courtes ? Est-ce que c’est agréable ou troublant ou nécessaire ou déroutant de se rencontrer à travers les regards, avec leurs pattes si différentes aux doigts, d’une myriade d’artistes ? Et puis la question de la beauté, de la liberté, de la sexualité, de la précarité, mais toutes ces questions théoriques, si elles recouvrent l’ensemble des témoignages, restent tapies sous les anecdotes, les confessions, les rires et les chansons.
Ces témoignages de nus portés par des comédiens tout habillés ont été recueillis par les soins de David Gauchard. « Tu es libre de répondre aux questions que tu désires » leur explique t-il. Ces questions, murmurées aux oreillettes que portent les comédiens, on ne les entend pas, mais on les devine grâce aux réponses qu’elles suscitent, comme si on les attendait. Celles-ci ont été coupées par endroits si bien qu’il ne reste plus que ce qui passionne, dérange, interroge ou révolte ; ce qui ne laisse pas indifférent. Pourtant les comédiens, lorsqu’ils prêtent leur souffle à ces mots, qui résonnent longtemps dans l’oreille du spectateur, prennent eux aussi un corps d’écho, reproduisant fidèlement les bégaiements, maladresses, digressions, répétitions…
Tout n’a pas été coupé, pour donner l’illusion que le texte naît véritablement de la bouche qui le prononce et pour conférer aux comédiens la nudité, la fragilité de leurs modèles. Ces fragments d’humanité établissent une différence sensible entre « être nu » et « se mettre à nu » : le modèle est d’abord nu avant de mettre à nu son nu, comme le spectacle apparaît en premier lieu dans sa chair de scène avant de s’ouvrir à la transparence. Lorsque le comédien demande à la comédienne : « est ce que tu serais d’accord pour te mettre nue si David te le demandait ? » il pointe du doigt les coutures du rideau, comme les modèles nus mettent en lumière tout ce qui entoure et précède le moment où ils se retrouvent au centre des pinceaux. Mais la comédienne ne se mettra pas nue, car leur théâtre n’est pas là pour faire la caricature de ce métier méconnu mais bien pour lui rendre hommage. Si les peintres trouvent un je-ne-sais-quoi de sublime aux formes des modèles nu, ce n’est pas seulement parce qu’ils l’ont cherché, c’est aussi et avant tout parce qu’on leur a offert, comme a été offert au théâtre de David Gauchard un morceau de sublime à mettre en corps et en mouvement.
Célia Jaillet
Photo © Dan Ramaen