« TOM NA FAZENDA », DE TA BOUE J’AI FAIT DE L’OR
lebruitduoff.com – 18 juillet 2022
AVIGNON OFF 2022. « Tom na fazenda » -Mise en scène : Rodrigo Portella – A la Manufacture, à 21h, du 6 au 26 juillet (relâche 13 et 21).
En équilibre sur un trait de lumière, Tom se rend à la ferme où vit la famille de son amant, décédé dans un accident de moto. Les clairs-obscurs intrinsèques au lieu, à la lisière entre deux mondes, enfouissent son visage dans le mensonge qu’il est forcé de tenir à la mère : celle-ci n’était pas au courant de l’homosexualité de son fils. Le premier combat que Tom doit mener s’effectue à l’intérieur de son propre corps qui devient le réceptacle d’une polyphonie de paroles enlacées à leurs secrets : devant la mère il dit sa vérité sans qu’elle ne l’entende, il dit ce qu’il a déjà dit « enlève ton tee-shirt, tu es beau » à qui ne l’entend pas, à qui ne l’entend plus. Le recours à un personnage tiers, celui d’une fausse petite copine nommée Hellen, donne à Tom le droit d’incarner des mots, des cris, des poèmes d’une beauté vibratoire, tant qu’ils ont l’air d’avoir été répétés sagement d’un bout à l’autre du fil : « il aimait mon visage quand il y avait un sourire. Et il faisait tout pour le faire sourire » aurait donc dit Hellen au téléphone tandis que Tom, interprété par le somptueux Armando Babaioff, se laisse déborder par ce qui l’engloutit. Mais s’il a l’obligation de museler sa passion, c’est bien plus à cause du frère que de la mère, contre lequel le combat n’est plus intérieur, mais physique, réel et forcené, corps à corps crevant de vouloir construire un lambeau.
Ce frère, dont les traits tracent le souvenir douloureux du visage disparu, est d’une homophobie assassine, étant allé jusqu’à déchirer le visage du premier amour masculin qu’avait son frère : « pour le peu qu’il nous reste on va garder ça propre » assume t-il avec simplicité, le regard droit, imposant de certitude. Entre ce paysan rustre et un Tom fragilisé par le deuil et légèrement maniéré s’élabore une relation particulière, faite de menaces, de coups, d’humiliations (interdiction de révéler la vérité à la mère) où les corps se trouvent maculés de boue, de sueur et de sang, comme costume fabriqué à la nudité. Mais dans leurs façons de chairs jetées au sol on peut déceler un soupçon de désir, un air de shibari lors de la suspension de Tom, attaché au-dessus du vide, offert au balancement d’une impuissance, et une bribe de passion entre les sourcils froncés d’un regard qui cherchant à maintenir une distance la fait tomber. Tom trouve à travers ce frère un moyen d’exacerber sa souffrance, de s’en venger, et d’embrasser la mort dans ce qu’elle a de putride et de salvateur, suspendu au-dessus de la fosse aux vaches dont les cadavres paraissent dévorer son reflet. La beauté du rapport qu’ils ont, proche du sado-masochisme, culmine dans une scène bataillant entre tango et rodéo, où les corps se percutent et les souffles se confondent jusqu’à se dévorer. Le frère étrangle Tom et lui dit : « tu me dis quand arrêter » et Tom ne lui dit jamais.
L’exploration de leurs limites, entre les doigts d’Eros et les mains de Thanatos, se déroule durant plus de la moitié de la pièce. La mère reste longtemps évanescente, frêle figure à laquelle on ment et qui incarne un deuil absent, mais avec l’arrivée d’Hellen, jeune femme qui pour s’acquitter d’une dette doit jouer le rôle qu’on attend d’elle, la vieille dame voit s’écraser le monde auquel elle croyait, éclater le mensonge construit pour la protéger, voit, les yeux écarquillés par le sommeil, le visage que prend l’amour chez son premier fils et qui engendre la haine de son second. L’amour que ses deux enfants ont eu l’un pour l’autre est sans doute cause de ces diverses tragédies : dans son carnet, l’amant de Tom évoque son immobilité, son absence lors du démembrement de son premier amour, écrit le silence qui a pu encourager la folie meurtrière de son frère. Plusieurs amours enlacent et interrogent leurs contours au cours de ce spectacle qui confond les visages et diffracte les obsessions : combien de synonymes (« la chose qui est comme la chose mais qui n’est pas la chose ») ont trait à l’amour ? Personne n’échappe à la boue, sans doute parce qu’il faut y passer avant de mourir ou de s’enfuir dans l’ailleurs qui voudrait être après.
Célia Jaillet
Photo Armando Babaioff
spectacle magnifique a voir absolument