GÜVEN, PIECE D’ACTUALITE N° 16 : SEUL EN SCENE A PLUSIEURS
lebruitduoff.com – 25 juillet 2022
AVIGNON OFF 2022. « Güven – pièce d’actualité numéro 16 » – Conçu par M Kurvers, M J Malis et M Siéfert – A la Manufacture, 21h40, jusqu’au 26 juillet.
Güven est un jeune homme des quartiers, adepte des storys Instagram et de la fume avec les potes, casquette à l’envers (si mes souvenirs ont des préjugés), baskets adidas, parler très naturel, parler qui nous adresse vraiment la parole. Il s’est donné pour projet de recréer sur scène, au théâtre, un morceau de la vie quotidienne dans son quartier, une « tranche de vie » comme en faisait Antoine avec de la viande, du sang et des odeurs. La reconstitution du microcosme de Güven se fera à partir de trois fois rien, de quelques fragments de réel sortant des rideaux : 1-son meilleur ami (Momo) 2-une voiture (une grosse Mercedes noire) 3-de la musique (de la trappe) Mais il y aura aussi ses histoires (parfois d’amour), ses souvenirs (qu’il aurait parfois préféré oublier), et les ekphrasis qui recréent le visible et dont il est le conteur nous donnent à déguster des tranches de lui : délicieuses.
C’est au théâtre de la Manufacture qu’on qualifie de « In du Off », où les pièces sont souvent démesurément contemporaines et élitistes, que ce spectacle d’humour, sensible et décomplexé, fait son entrée, qu’un jeune homme sans aucune formation théâtrale surgit, sur cette grande scène nue qu’est la Manufacture, pour y faire du stand-up, théâtre des bas-fonds à l’adresse d’une foule « aux raillements béats devant les spectacles vides » (selon les mots d’Olivier Py, dans son discours inaugural au festival In, cette année). En contrepartie, des attaques plutôt subtiles sont menées contre les spectateurs bourgeois à grand recours d’occurrences théâtrales signées Rodrigo Garcia, qui roule ses acteurs nus dans les excréments et laisse de marbre les inhabitués. Güven, étranger à ce monde fatigué de lui-même, à ce théâtre en quête d’originalité et de renouvellement, fait advenir une nudité qui lui est propre, une authenticité qui ne se prend pas la tête à vouloir changer de masque : il vient comme il est, avec ses interrogations de cameraman, ses caricatures des spectateurs bobos et ses parodies de théâtre (costumé en Hercule ou en marquis). Outrage au public à la Peter Handke ? Crachats sur ces mains croisées et genoux bien pliés qui sont les nôtres ? Non. Le quatrième mur qu’il brise ne laisse aucun débris de verre à terre puisque le public, invité sur scène pour danser, taper du pied, le traverse sans encombre et expérimente ainsi l’éblouissement des projecteurs, la peur des regards, et en somme : l’état de fragilité dans lequel la scène peut mettre un néophyte.
A certains moments, la metteure en scène rejoint Güven sur le plateau pour l’épauler et le guider : mais Güven est acteur, pas elle, si bien qu’on la sent fébrile, à rire nerveusement comme pour se cacher derrière une dent. Son intention de bien faire, de bien jouer rend sa maladresse un peu ridicule alors que si on sent Momo légèrement gêné d’être là, à nous faire des sourires pas vraiment bien dans leurs baskets (mais très belles les baskets) il existe avec beaucoup de force, amusé tout de même d’être là, très intriguant et drôle de mec. Ce qui se construit dans cette salle de la Manufacture est tout à fait particulier : on assiste à une prise de risque artistique qui regarde le danger bien dans le fond des yeux. Parce qu’il se cache derrière les paupières et paupiettes du comique pour masquer son angoisse et sa mélancolie, Güven est un très grand acteur (selon les mots de sa metteure en scène) : il est drôle et parfaitement juste en un lieu où peut-être il n’aimerait pas être mais qu’il habite avec aisance comme s’il y avait plusieurs pièces, pas le moins du monde écrasé par l’espace, remplissant chaque coin de scène par son sourire en coin, chaque réplique d’un commentaire, chaque trou d’un silence : faites tomber les murs et claquez les portières, on embarque et ça ne va pas filer droit !
Célia Jaillet