AVIGNON OFF : CE QUE « VIVRE » VEUT DIRE

LEBRUITDUOFF.COM – 19 juillet 2017
Spectacle recommandé

Présence Pasteur : « Vivre », texte et mise en scène d’Hugo Paviot avec David Arribe – du 7 au 30 juillet à 12h30 (relâche 13, 20, et 27)

Ce que « Vivre » veut dire

S’il était un seul spectacle de cette édition 2017 du festival Off d’Avignon qui vienne nous chercher dans les zones les plus profondes de nous-mêmes, là où l’émotion sensible ouvre à la réflexion, ce serait sans nulle hésitation l’excellentissime « Vivre » de l’auteur de « La Trilogie d’Alexandre ». Après « Les culs de plomb » et « La Mante », présentés en 2012 et 2016, le troisième volet « Vivre », interprété par le même acteur hallucinant, David Arribe, nous plonge au travers de l’écriture ciselée d’Hugo Paviot dans les plis et replis secrets du cerveau d’un homme peu ordinaire confronté au terrorisme aveugle.

C’est à Alexandre, l’antihéros de la trilogie, que revient en effet la charge au travers de sa mémoire éclatée, non de nous « raconter » son histoire, mais de la « re-vivre » en direct en s’adressant tour à tour au preneur d’otages au regard vide qui le surveille au fond d’une cave, à l’Ambassadeur français qui dans une bâtisse transformée en bunker épuise le temps en jouant des mélodies sur son piano désaccordé, et enfin à cette fillette dont le regard lumineux et souriant à peine entraperçu le hante jour et nuit, devenant son unique horizon d’attente.

Les effets dévastateurs du terrorisme – avec foi et sans loi – sont ici transfigurés par le désir inextinguible, chevillé au corps pensant du protagoniste, de rendre la vie plus forte que la mort afin de ne pas donner raison à ceux qui, contre toute raison mais non sans raison, font de la tragédie essaimée à grande échelle la bouée de sauvetage de leur propre existence massacrée. Démence des Fous de Dieu projetés au travers d’une histoire individuelle non pour nous affliger, mais pour nous faire « vivre » en direct l’expérience fondatrice en tous points d’un homme que tout amènerait à désespérer de l’existence, et qui, au lieu de sombrer dans la haine, le repli sur soi ou la fuite, trouve dans la trace mnésique d’un sourire enfantin – quand bien même serait-il celui d’une kamikaze de huit ans ayant été elle aussi sur le point de déclencher sa ceinture d’explosifs – les raisons de croire en l’avenir, envers et contre tout.

Au rythme parfois haletant, parfois ralenti de la mémoire chaotique de ce témoin placé aux premières loges de l’attentat meurtrier de la cour de l’ambassade, sa parole ne va pas être linéaire mais prendre la forme des bribes de ses souvenirs au fur et à mesure qu’ils affluent. Technique à l’ordinaire réservée au cinéma et qui trouve transposée au théâtre toute sa pertinence dramatique.

Devant nous, le brouillard, la nuit, les lumières rouges et le bruit distordu d’explosions d’où émerge un homme, torse nu, barbe et cheveux hirsutes, regard christique trouble et énigmatique. Il articule, dans une confusion parfaitement maîtrisée et distanciée, des questions angoissées qui ne rencontrent que le mutisme du preneur d’otage hors champ – que l’on devine aussi glacial que sa kalachnikov. Suivront, retour sur images et projection vers le dénouement, les événements auxquels il tentera de donner sens en interpellant ses interlocuteurs absents du plateau.

Lui revient le film de l’attentat, comme des flashs qui implosent dans son crâne en feu. Son arrivée dans la voiture blindée de l’ambassadeur. Sa joie d’ouvrir cette antenne dans ce pays en proie au désastre et où la pratique artistique pouvait tenter d’apporter aux jeunes cabossés par l’existence un moyen de se reconstruire. Les enfants réunis en rond dans la cour de l’ambassade transformée en camp retranché. Les officiels et leurs très nombreux gardes du corps. Les échos du chant que les élèves avaient appris pour célébrer ce qui aurait dû être une fête. Ce garçon-kamikaze se détachant soudainement du groupe juste avant l’explosion. Les yeux de cette fillette croisés un très bref instant. Ses yeux à elle regardant son camarade courir. Elle, huit ans à peine, relevant son t-shirt pour porter sa main sur ce qui lui a semblé être une ceinture d’explosifs lui ceignant la taille. Figée, statufiée, elle sortant lentement comme si de rien n’était… Et pendant que l’homme à la mémoire éclatée interpelle l’absente – Tu es retournée, oiseau blessé, au milieu des hyènes – sont projetées, ondoyant sur le corps du comédien jusqu’à le saturer, les images restituées par les caméras de surveillance.

Le refus ensuite d’être reconduit en France malgré les ordres donnés par le ministre. La fuite à l’aéroport pour échapper au rapatriement. Sa capture par un preneur d’otage radicalisé dont il imagine l’histoire… Tu as grandi au milieu des graffitis et des voitures brûlées, n’ayant pu supporter d’être le fils de victimes qui ne sont jamais rebellées, courbant l’échine, méprisées par le « pays d’accueil ». Ton humiliation s’est transformée en colère. Les fous de dieu t’ont donné l’occasion unique de briller, une fois dans ta vie. Tu n’as plus de regard, seul un nom de guerre, tu as perdu la richesse de pouvoir regarder l’humanité.

Enfin des soldats cagoulés qui interviennent pour l’extraire des mains des preneurs d’otage. L’hélicoptère le ramenant à l’ambassade sous un concert de rafales, requiem d’armes automatiques, alors qu’une bande son enregistrée fait résonner ce qui se passe dans sa tête. Et puis, comme une hallucination, près de l’ambassadeur jouant une valse de Chopin, dans ce ventre d’acier, il aperçoit…

Accrochés aux lèvres de l’interprète de cette tragédie aux effets cathartiques, nous sommes placés sous son influence magnétique, nous-mêmes régénérés, vivifiés par cette expérience inouïe sous-tendue par une foi en l’humain qui balaie les tentations vénéneuses de la haine. Porté par une langue poétique qui ouvre grand l’espace de la liberté, interprété par un acteur à la sensibilité à fleur de peau et mis en jeu avec talent et retenue par son auteur, « Vivre » apparaît comme l’un de ces moments rares où on se dit : voilà, c’est ça le théâtre.

Yves Kafka

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